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Maine de Biran ou l'observation de soi (Ernest Naville)

Dernière mise à jour : 15 juil. 2023


Maine de Biran (1766-1824)




Extraits de :

Ernest Naville

Maine de Biran, sa vie intime et ses écrits


Revue des Deux Mondes, Nouvelle période, tome 11, 1851




"À la considérer du dehors, la vie de Maine de Biran, tout-à-fait vide d’aventures, n’a rien qui excite un intérêt particulier ; mais tout change d’aspect lorsque l’attention, — au lieu de se fixer sur les destinées extérieures de l’écrivain, — se porte sur le développement intérieur de l’homme, sur ses affections et ses pensées : on se trouve alors en présence d’une âme remarquablement sincère, recueillant les expériences de la vie et en soumettant les résultats au jugement d’une intelligence chez laquelle l’analyse et la réflexion prédominaient par nature et par habitude.


M. de Biran fut un observateur de soi-même comme il n’en existe qu’un bien petit nombre ; c’est ce qui peut donner auprès des esprits sérieux une valeur véritable et très grande au récit de son existence. C’est en dedans qu’il faut le regarder vivre, car pour lui les circonstances du dehors n’eurent jamais de valeur réelle que dans leurs rapports avec ses modifications intimes. Singulièrement attentif aux faits qui se produisent sur la scène intérieure de la conscience, il n’accorda jamais qu’un regard assez distrait à ses destinées et même à ses actes. Ce qu’il éprouvait, et non ce qu’il faisait, était à ses yeux la grande affaire de la vie. La tâche du biographe n’est donc pas ici celle d’un narrateur ordinaire : loin de se borner à raconter les faits, il faut qu’il s’applique avant tout à reproduire des sentimens et des pensées, à exprimer ces mouvemens du cœur, ces besoins de la conscience qui constituent la vie intérieure et secrète d’une ame humaine. Les difficultés d’une pareille tâche seraient presque insurmontables, si M. de Biran ne les avait d’avance aplanies. C’est grâce aux études de M. de Biran sur lui-même, restées ignorées jusqu’à ce jour, qu’il devient possible d’interroger aujourd’hui de nouveau la pensée du philosophe et de découvrir dans les plus intimes profondeurs de son âme quelques aspects inconnus.


François-Pierre Gonthier Maine de Biran, fils d’un médecin qui pratiquait son art avec quelque distinction, naquit à Bergerac le 29 novembre 1766. Après la première éducation reçue dans la maison paternelle, il fut envoyé à Périgueux pour y suivre les classes dirigées par les doctrinaires. Tout ce qu’on sait de son enfance, c’est qu’il parcourut le champ des études avec facilité, et fit preuve d’une aptitude marquée pour les mathématiques. Il avait hérité de ses parens une constitution délicate et un de ces tempéramens nerveux caractérisés d’ordinaire par la vivacité et la mobilité des impressions.


Plus tard, on le vit toujours soumis aux influences du dehors. L’état de son âme variait avec le degré du thermomètre ou la direction du vent. Le Journal intime, ce recueil de confidences inédites qui sert de base à notre appréciation, renferme souvent des notes très détaillées sur la température, l’état du ciel, l’humidité ou la sécheresse de l’atmosphère ; vous croiriez avoir affaire à un physicien. Rien cependant de plus éloigné des goûts et des habitudes de l’auteur que l’observation scientifique des faits de la nature. Si ces faits attirent ainsi son attention, c’est uniquement par leur rapport avec ses impressions personnelles. Un temps humide ou sec, un air agité ou tranquille, se traduisent immédiatement en effets dans telle disposition particulière de son être intellectuel et moral. Chaque saison, chaque état de l’atmosphère le retrouve triste ou gai, confiant ou découragé, enclin à des méditations paisibles ou attiré par les distractions du monde.


On ne peut contester que ce tempérament délicat n’ait exercé une très vive influence sur la direction des études de M. de Biran. Une constitution si mobile et si faible contribua pour beaucoup à diriger son attention sur les faits intérieurs dont l’âme est le théâtre :


« Quand on a peu de vie ou un faible sentiment de vie, écrit-il, on est plus porté à observer les phénomènes intérieurs ; c’est la cause qui m’a rendu psychologue de si bonne heure. »


On serait d’autant moins fondé à révoquer en doute la justesse de cette observation, que Cabanis expliquait comme M. de Biran l’origine organique des succès de ce penseur dans l’étude de la psychologie :


« La nature, lui écrit-il, vous a donné une organisation mobile et délicate, principe de ces impressions fines et multipliées qui brillent dans vos ouvrages, et l’habitude de la méditation, dont elles vous font un besoin, ajoute encore à cette excessive sensibilité. »


(...)


« Dès l’enfance, dit-il, je me souviens que je m’étonnais de me sentir exister ; j’étais déjà porté, comme par instinct, à me regarder en dedans pour savoir comment je pouvais vivre et être moi. »


Cette question, si tôt posée par l’écolier de Périgueux, renfermait tout son avenir scientifique. Se regarder en dedans, se regarder passer, comme il le dit ailleurs, ce fut toujours le besoin le plus impérieux de sa nature intellectuelle.


(...)



Les travaux dans lesquels M. de Biran cherchait l’oubli des malheurs publics étaient de diverses natures. Les mathématiques, les sciences naturelles, les écrivains classiques, occupaient tour à tour ses loisirs ; mais l’étude qui, plus que toute autre, le captivait, c’était l’étude de lui-même, ainsi qu’on peut s’en convaincre en feuilletant un cahier volumineux qui porte les dates de 1794 et 1795. Seul, en face de sa pensée, il aime surtout à analyser ses sentimens, à se rendre compte de ses impressions, à rechercher dans les circonstances du dehors ou dans l’état de sa santé la cause de ses mouvemens alternatifs de joie ou de tristesse, d’espérance ou de découragement. Il se trouve ainsi conduit sur le terrain propre des recherches qui ont la nature humaine pour objet. Pour bien comprendre la carrière philosophique de M. de Biran, il ne faut jamais oublier qu’il ne fut pas conduit à la philosophie par le désir de connaître les secrets de l’univers, ni même par le désir d’acquérir les sciences de l’homme en général, mais par le besoin de se rendre compte de son propre moi. Le connais-toi toi-même, avant d’être pour lui une règle de méthode scientifique, fut tout d’abord un instinct.


Cet instinct le conduisit immédiatement à la question qui s’offre la première à un homme préoccupé de soi : — Où est le bonheur, et que pouvons-nous pour l’atteindre ? — Cette question se lie tout de suite dans son esprit à un problème plus général : Que pouvons-nous ? qu’est-ce qui dépend et ne dépend pas de notre volonté ? — La tendance générale de la première solution que Maine de Biran donna à ce problème n’est pas douteuse. Le bonheur ne se trouve pas dans les circonstances extérieures, dans la fortune, dans la puissance, dans les mouvemens violens des passions ; il consiste dans un état de bien-être qui ne se rencontre que dans le calme, et provient avant tout de l’équilibre et du jeu régulier des diverses fonctions de la vie.


Pour atteindre à ce bonheur, tout ce que nous pouvons se borne à fuir les excès en tout genre et à rechercher les causes qui produisent en nous des sensations douces ; et comme l’énergie de notre volonté dépend elle-même de dispositions involontaires, ce que nous pouvons véritablement se réduit, si ce n’est à rien, du moins à peu de chose. Telle est la première face sous laquelle la nature humaine se présente à Maine de Biran. Cette direction de son esprit n’est nulle part plus nettement marquée que dans un passage où il recommande la pureté de la conscience et l’exercice de la bienfaisance comme contribuant à « cet état physique dans lequel il fait consister le bonheur. »


L’idéal qu’il poursuit, c’est le calme de l’imagination et de la pensée provenant de ce calme des sens que favorisent l’air pur de la campagne, le spectacle d’une belle nature et une santé bien équilibrée. C’est à ce résultat que devait arriver facilement un homme d’un tempérament délicat, sans occupation extérieure et employant les heures de sa solitude à analyser ses sensations, surtout si l’on songe que cet homme était un novice en philosophie, vivant en France à la fin du XVIIIe siècle.


(...)"



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