Epictète : Manuel (extraits)
Dernière mise à jour : 9 mai 2023
Épictète, Arrien
Manuel d’Épictète
Traduction par Jean-François Thurot
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable, autrement elle aurait paru telle à Socrate ; mais le jugement que la mort est redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-même, c’est-à-dire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même."
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« Ne t’enorgueillis d’aucun avantage qui soit à autrui. Si un cheval disait avec orgueil : « Je suis beau, » ce serait supportable ; mais toi, quand tu dis avec orgueil : « J’ai un beau cheval, » apprends que tu t’enorgueillis d’un avantage qui appartient au cheval.
Qu’est-ce qui est donc à toi ? L’usage de tes idées. Quand tu en uses conformément à la nature, alors enorgueillis-toi ; car tu t’enorgueilliras d’un avantage qui est à toi. »
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« Souviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. Le plat qui circule arrive à toi : étends la main et prends avec discrétion. Il passe plus loin : ne le retiens pas. Il n’est pas encore arrivé : ne le devance pas de loin par tes désirs, attends qu’il arrive à toi. Fais-en de même pour des enfants, pour une femme, pour des charges publiques, pour de l’argent ; et tu seras digne de t’asseoir un jour à la table des dieux. Mais si l’on te sert et que tu ne prennes rien, que tu dédaignes de prendre, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, tu seras leur collègue. C’est en se conduisant ainsi que Diogène, qu’Héraclite et ceux qui leur ressemblent ont mérité d’être appelés des hommes divins, comme ils l’étaient en effet. »
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« De même qu’en te promenant tu prends garde à mettre le pied sur un clou ou à te donner une entorse, de même fais attention à ne pas nuire à la partie supérieure de ton âme. Si nous prenons cette précaution en chaque affaire, nous serons plus sûrs de nous en l’entreprenant. »
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« Si tu désires être philosophe, attends-toi dès lors à être un objet de dérision, à être en butte aux moqueries d’une foule de gens qui disent : « Il nous est revenu tout à coup philosophe » et « D’où vient cet air refrogné ? » Toi, n’aie pas l’air refrogné ; mais attache-toi à ce qui te paraît le meilleur, avec la conviction que la divinité t’a assigné ce poste : souviens-toi que si tu restes fidèle à tes principes, ceux qui se moquaient d’abord de toi, t’admireront plus tard ; mais si tu es vaincu par leurs propos, tu te rendras doublement ridicule.
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« 1. Dans toute affaire, examine bien les antécédents et les conséquents, et alors entreprends. Sinon, tu seras d’abord plein de feu, parce que tu n’as pas réfléchi à l’enchaînement des choses ; et plus tard, quand quelques difficultés se produiront, tu renonceras honteusement.
2. Tu veux être vainqueur aux jeux olympiques ? Et moi aussi, de par les dieux ; car c’est une belle chose. Mais examine bien les antécédents et les conséquents, et alors entreprends. Il faut obéir à une discipline, manger de force, t’abstenir de gâteau, faire des exercices forcés, à des heures réglées, par le chaud, par le froid, ne boire ni eau fraîche ni vin indifféremment, en un mot, te mettre entre les mains du dresseur comme entre celles d’un médecin ; puis, dans l’arène, il faut creuser des fosses, quelquefois se démettre un bras, se donner une entorse, avaler force poussière, quelquefois être fouetté, et avec tout cela être vaincu.
3. Quand tu auras bien pesé tout cela, si tu persistes, fais-toi athlète. Sinon, tu seras comme les petits enfants qui jouent tantôt au lutteur, tantôt au gladiateur, qui tantôt sonnent de la trompette, tantôt déclament ; de même, tu seras tantôt athlète, tantôt gladiateur, puis rhéteur, ensuite philosophe, et jamais rien du fond de l’âme ; tu imiteras comme un singe tout ce que tu verras faire, et chaque chose te plaira à son tour. C’est qu’avant d’entreprendre tu n’as pas bien examiné, retourné la chose sous toutes ses faces ; tu vas au hasard et sans désirer vivement.
4. C’est ainsi que certaines gens pour avoir vu un philosophe, pour avoir entendu parler comme parle Euphrate (et pourtant qui peut parler comme Euphrate ? ), veulent aussi être philosophes.
5. Mais, pauvre homme, examine d’abord ce que c’est que d’être philosophe ; ensuite étudie ta propre nature, pour voir si tu es de force. Tu veux être pentathle ou lutteur ? Considère tes bras, tes cuisses, examine tes reins. L’un est doué pour une chose, l’autre pour une autre.
6. Crois-tu qu’en te faisant philosophe tu peux manger et boire de la même manière, avoir les mêmes désirs, les mêmes aversions ? Il faut veiller, peiner, te séparer des tiens, t’exposer au mépris d’un petit esclave, aux risées des passants, avoir le dessous partout, en honneurs, en dignités, devant les juges, enfin en toute chose.
7. Pèse bien tout cela. Maintenant si tu tiens à avoir en échange l’impassibilité, la liberté, le calme, c’est bien ; sinon, retire-toi. Ne fais pas comme les enfants ; ne sois pas maintenant philosophe, ensuite percepteur, puis rhéteur, puis procurateur de César. Tout cela ne saurait s’accorder. Il faut que tu sois un, ou vertueux ou vicieux ; il faut cultiver ou ton âme ou les choses du dehors, l’appliquer ou aux choses intérieures ou aux choses extérieures, c’est-à-dire, rester ou philosophe ou non-philosophe.
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« 1. Retrace-toi dès maintenant un genre de vie particulier, un plan de conduite, que tu suivras, et quand tu seras seul et quand tu te trouveras avec d’autres.
2. Et d’abord garde ordinairement le silence, ou ne dis que ce qui est nécessaire et en peu de mots. Il pourra arriver, mais rarement, que tu doives parler quand l’occasion l’exigera ; mais ne parle sur rien de frivole : ne parle pas de combats de gladiateurs, de courses du cirque, d’athlètes, de boire et de manger, sujets ordinaires des conversations ; surtout ne parle pas des personnes, soit pour blâmer, soit pour louer, soit pour faire des parallèles.
3. Si tu le peux, ramène par tes discours les entretiens de ceux avec qui tu vis sur des sujets convenables. Si tu te trouves isolé au milieu d’étrangers, garde le silence.
4. Ne ris pas beaucoup, ni de beaucoup de choses, ni avec excès.
5. Dispense-toi de faire des serments, en toute circonstance, si cela se peut, ou au moins dans la mesure du possible.
6. Refuse de venir aux repas où tu te trouverais avec des étrangers qui ne sont pas philosophes ; et si l’occasion l’exige, fais bien attention à ne pas tomber dans leurs manières. Souviens-toi que quand ton compagnon est sale, tu ne peux pas te frotter à lui sans te salir, quelque propre que tu sois toi-même.
7. Ne prends pour les besoins du corps que ce qui est strictement nécessaire, en fait de nourriture, de boisson, de vêtement, de logement, de domestiques. Tout ce qui est d’ostentation et de luxe, supprime-le.
8. Si l’on vient te dire qu’un tel dit du mal de toi, ne cherche point à te justifier sur ce qu’on te rapporte ; réponds seulement : « Il faut qu’il ne soit pas au courant de ce qu’on peut encore dire sur mon compte ; autrement il ne se serait pas borné là. »
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« 1. Ne te donne jamais pour philosophe et le plus souvent ne parle pas maximes devant ceux qui ne sont pas philosophes ; fais plutôt ce que les maximes prescrivent : ainsi, dans un repas, ne dis pas comment on doit manger, mais mange comme on le doit. Souviens-toi que Socrate s’était interdit toute ostentation, au point que des gens venaient le trouver pour se faire présenter par lui à des philosophes ; et il les menait, tant il lui était égal qu’on ne fît pas attention à lui.
2. Si, entre gens qui ne sont pas philosophes, la conversation tombe sur quelque maxime, garde le plus souvent le silence ; tu cours grand risque de rendre aussitôt ce que tu n’as pas encore digéré. Quand on te dit que tu ne sais rien, si tu n’en es pas piqué, sache qu’alors tu commences à être philosophe. En effet, ce n’est pas en rendant leur herbe aux bergers, que les brebis leur montrent combien elles ont mangé ; mais quand elles ont bien digéré leur pâture au dedans, elles produisent au dehors de la laine et du lait : de même ne fais pas étalage des maximes devant ceux qui ne sont pas philosophes, mais commence par les digérer pour les produire en pratique.
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« 1.Combien de temps encore diffères-tu de te juger propre à ce qu’il y a de meilleur et de ne désobéir à rien de ce que la raison prescrit ? Tu as reçu les maximes envers lesquelles il fallait s’engager, et tu t’es engagé. Quel maître attends-tu donc encore pour lui transférer le soin de t’amender ? Tu n’es plus un jeune homme, tu es un homme fait. Si tu t’abandonnes maintenant à la négligence et à la paresse, si tu introduis sans cesse délais sur délais, si tu remets d’un jour à l’autre de faire attention à toi-même, tu ne t’apercevras pas que tu ne fais pas de progrès, et tu ne seras jamais philosophe de ta vie, y compris le moment de ta mort.
2. Prends donc dès maintenant le parti de vivre en homme fait et qui est en progrès, que tout ce qui t’est démontré bon soit pour toi une loi inviolable. S’il se présente quelque chose qui soit pénible ou agréable, avantageux ou nuisible à ta considération, souviens-toi que le jour de la lutte est venu, que tu es maintenant dans l’arène d’Olympie, que tu ne peux plus différer et qu’il ne tient qu’à un seul jour, à une seule action que tes progrès soient assurés ou compromis à tout jamais.
3. Si Socrate est devenu ce qu’il a été, c’est qu’en toute rencontre il ne faisait attention qu’à la raison. Quant à toi, si tu n’es pas encore Socrate, tu dois vivre comme si tu voulais être Socrate.
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