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Émile Zola : Lettres à son ami Baille

Dernière mise à jour : 18 avr.



Cézanne - Portrait d’Émile Zola (1862-1864)

Aix-en-Provence, musée Granet




Extrait de :


Emile Zola ; Lettres de jeunesse


(1907)



"Originaire d'Aix-en-Provence, Jean-Baptistin Baille (1841-1918), fut l'un des deux grands amis de jeunesse de Zola, l'autre étant Cézanne. Tous trois, élèves du collège Bourbon à Aix-en-Provence, formaient un "trio d'inséparables". "Ravagés d'une fièvre de littérature et d'art" (L'Oeuvre), ils allaient au théâtre d'Aix, écrivaient des vers, parcouraient la campagne, chassaient, allaient à la pêche et faisaient des parties de baignades dans la campagne aixoise. Obligé de suivre sa mère à Paris à partir de 1858, Zola écrivit de nombreuses lettres à Baille et le peignit dans son roman L'OEuvre sous les traits de Dubuche." Archives Zoliennes




Paris, 23 janvier 1859


Mon cher ami,


Je t'annonçais dans ma dernière lettre mon intention d'entrer au plus tôt comme employé dans une administration ; c'était une résolution désespérée, absurde. Mon avenir était brisé, j'étais destiné à pourrir sur la paille d'une chaise, à m'abrutir, à rester dans l'ornière. J'entrevoyais vaguement ces tristes conséquences, et j'avais ce frisson instinctif qui vous prend lorsque l'on va se plonger dans l'eau froide. Heureusement que l'on m'a retenu sur le bord de l'abîme; mes yeux se sont ouverts, et j'ai reculé d'épouvante en sondant la profondeur du gouffre, en voyant la fange et les roches qui m'attendaient au fond.


Arrière cette vie de bureau ! arrière cet égout ! me suis-je écrié, puis j'ai regardé de tous côtés, demandant un conseil à grands cris. L'écho m'a seul répondu, cet écho railleur qui répète vos paroles, qui vous renvoie vos questions sans les satisfaire comme pour vous faire entendre que l'homme ne doit compter que sur lui. J'ai donc placé ma tête entre mes mains, et je me suis mis à réfléchir, à réfléchir sérieusement. « La vie est une lutte, me suis-je dit, acceptons la lutte et ne reculons pas devant la fatigue, ni devant les ennuis. » Je puis passer mon examen du baccalauréat ès sciences, me faire recevoir à l'École Centrale, devenir ingénieur.


« Ne fais pas cela, m'a crié une voix dans l'espace; la tourterelle ne niche pas avec l'épervier, le papillon ne butine pas sur les orties. Pour que le travail ait de bons résultats, il faut que le travail plaise : pour faire un tableau, il faut d'abord des couleurs. Ton horizon, au lieu de s'élargir, se rétrécit ; tu n'es pas plus né pour faire des sciences que tu n'es né pour être employé. Toujours ton esprit quittera l'algèbre pour aller voltiger ailleurs; ne fais pas cela, ne fais pas cela ! »


Et comme je demandais avec angoisse quel chemin je devais choisir...


« Écoute, a repris la voix, mon avis va te paraître absurde, insensé: tu vas dire que tu reculerais au lieu d'avancer. Dans ce monde, mon enfant, il est des idoles auxquelles chacun sacrifie, il est des degrés que chacun monte en se fatiguant parfois bien inutilement. Crie à haute voix que tu es littérateur, on te demandera ton diplôme de bachelier ès lettres. Sans diplômes, point de salut; ce sont les portes de toutes les professions, on n'avance dans la vie qu'à coups de diplômes. Si vous êtes un sot portant cet engin formidable, vous avez de l'esprit ; si vous êtes un homme de talent et que la Faculté ne vous ait pas donné un certificat de votre intelligence, vous êtes un sot.


A l'œuvre, à l'œuvre, mon cher enfant ! Recommençons nos études: rosa, la rose, rosæ, de la rose, etc. A l'assaut du précieux talisman ! à la rescousse, Virgile et Cicéron ! ce n'est qu'un an, six mois, peut-être d'un travail acharné; puis, un Homère et un Tite-Live à la main, debout sur la brèche, entouré de versions et de thèmes domptés, tu pourras crier glorieux et en agitant le bienheureux parchemin : « Je suis littérateur, je suis littérateur ! ».


Et la voix de l'air se tut, en poussant un dernier cri de guerre. Mon cher Baille, je quitte le ton épique, et je te répète en prose prosaïque que je vais faire "mes lettres", une fois que je tiendrai mon diplôme, je veux faire mon droit: c'est une carrière (puisque carrière il y a) qui sympathise beaucoup avec mes idées. Je suis donc décidé à me faire avocat; tu peux être assuré que l'oreille de l'écrivain se montrera sous la toge.


Or, j'en voulais venir à ceci: à te demander, à toi, qui as fait tes études littéraires tout seul, dans quelle mesure dois-je apprendre le grec et le latin, en un mot, le strict nécessaire pour passer mon examen. Ainsi par exemple, dois-je faire des vers latins, des thèmes grecs, etc... ? Je travaillerai chez moi (ne ris pas, je veux travailler), et je ne prendrai qu'un maître répétiteur pour corriger mes devoirs. Tu vois donc parfaitement ma position et tu peux me tracer en quelques mots ce que j'aurai à faire; j'attends ta réponse avec impatience, quitte un instant ton livre, dis-moi ce que tu as fait toi-même de latin et de grec, et je t'en aimerai mieux.


Quant à mon baccalauréat ès sciences, je ne l'abandonne pas; dès que je serai reçu pour les lettres, je pense bien me livrer au second combat à la Sorbonne.Tu m'approuveras, j'en suis certain. Il n'est qu'un moyen d'arriver, et je l'ai toujours dit, c'est le travail. Le ciel m'a envoyé mon bon ange pour me réveiller et je ne me rendormirai pas. C'est une tâche pénible, mais je dis adieu pour quelque temps à mes beaux rêves dorés, certain de les voir accourir en foule lorsque ma voix les rappellera dans une époque meilleure.


Je te souhaite un carnaval plus gai que le mien, qui sera, je le présume, des plus paisibles. Je me porte bien, ma pipe se culotte ; je te souhaite une santé et une "bouffarde" qui jouissent des mêmes avantages.


Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


Ton studieux ami,


ÉMILE ZOLA



*

29 décembre 1859


Mon cher Baille,


Je t'écris à Aix, pensant que tu seras allé passer tes vacances de Noël dans ta chère patrie. Je ne me plains pas de ton long silence: je sais que tu travailles comme un malheureux. Seulement ne m'oublie pas tout à fait.


J'ai fort peu de choses à te dire. Je ne sors presque pas et je vis dans Paris comme si j'étais à la campagne. Je suis dans une chambre retirée, je n'entends pas le bruit des voitures et, si je n'apercevais dans le lointain la flèche du Val-de-Grâce, je pourrais me croire encore à Aix. Nous avons eu ici un froid excessif. Une malheureuse fauvette est venue tomber sur la neige, devant ma porte. Je l'ai prise et je l'ai portée devant le feu; la pauvrette a ouvert un instant les yeux, je l'ai sentie palpiter dans mes mains, puis elle est morte. J'en ai presque pleuré; toi qui m'appelais l'ami des bêtes, tu comprendras peut-être cela.


Je ne vois personne et les soirées me paraissent bien longues. Je fume beaucoup, je lis beaucoup et j'écris fort peu. (...)


Tu m'as bien promis de venir l'année prochaine à Paris, et je compte sur toi; je te verrais au moins deux fois par semaine et cela me distraira un peu. Si ce diable de Cézanne pouvait venir, nous prendrions une petite chambre à deux et nous mènerions une vie de bohèmes. Au moins nous aurions passé notre jeunesse, tandis que nous croupissons l'un et l'autre. Dis-lui (à Cézanne) que je lui répondrai un de ces jours.


Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


Ton ami dévoué,


ÉMILE ZOLA.



*



Paris, 17 mars 1860


Mon cher Baptistin,


Parfois je m'en veux de mon ennui de chaque jour. Je me traite d'imbécile, et je me prouve que je me crée moi-même mes tristesses. Je possède la meilleure des mères et, de plus, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer sur cette fange de discorde deux amis avec lesquels je sympathise. Que d'autres s'estimeraient bienheureux avec la moitié de ces biens ! Que d'autres se renfermeraient dans ces pures amitiés, sans chercher plus loin, sans former des désirs peut-être impossibles à contenter !


Ma part est donc une large part; et cependant je la dédaigne, je la considère comme une chose due, comme accordée à chacun ici-bas. Je me retrouve seul; ma mère, mes amis disparaissent presque à mes yeux, et je pleure sur mon isolement, je me demande quel est le but de tous ces ennuis, et je me demande la raison de mon existence. (...)


Voilà la véritable cause de mon isolement ; dans la foule qui m'entoure je ne vois pas une seule âme, mais seulement des prisons d'argile ; et mon âme désespère de son immense solitude, s'attriste de plus en plus. Que de fois j'ai maudit le ciel de nous avoir faits ainsi, d'avoir permis le mensonge éternel en cachant l'être sous le paraître.


(...)

Depuis quelque temps j'éprouve un autre tourment. Si, las de ma solitude, j'appelle la Muse, cette douce consolatrice, la Muse, ne me répond plus. Autrefois, lorsque je prenais la plume, il me semblait qu'un être ami voltigeait autour de moi : cet esprit, ce souffle, disais-je, était pour moi une âme que le corps ne cachait pas ; je ne doutais de lui, jamais je ne songeais à l'accuser de mensonge. Je n'étais donc plus seul, j'avais donc trouvé enfin la vérité, et j'étais consolé, et j'écrivais avec amour tout ce que mon démon familier me

dictait.


Aujourd'hui, hélas! ce n'est plus cela ; lorsque j'écris, je suis seul, bien seul. La Muse m'a quitté pour un temps, ce n'est plus que moi qui versifie et je déchire de dégoût tous les vers que je fais. Vainement mon esprit se tend ; je ne vois plus distinctement mes pensées; on dirait qu'un voile couvre les idées que je veux rendre, mon vers n'a plus de force ni de netteté, et si parfois j'ai quelques éclairs, les transitions qui les relient sont longues, fastidieuses. Ce n'est pas que l'inspiration soit morte en moi; dans mes heures de rêverie, mon esprit est aussi puissant qu'autrefois, mes conceptions tout aussi grandes. Ce qui me fait défaut, ce sont les moyens matériels de m'exprimer ; l'arrangement du sujet et le mécanisme du vers. Ou plutôt c'est la Muse, cet esprit qui me dictait autrefois et qui me laisse seul aujourd'hui avec mes faibles moyens.


Dieu merci ! ce n'est là, je le sens, qu'une époque de transition. Je ne sais même parfois si je ne dois m'en réjouir. L'art me transporte toujours, je comprends, je sens le beau, et si je déchire mes vers, c'est qu'ils ne me contentent pas, c'est que je reconnais que je dois, que je peux mieux faire. Le tout est de trouver ce mieux ; avec du courage on arrive toujours, surtout lorsque l'on a conscience de ce que l'on cherche.


N'importe, ces heures où le poète doute de lui-même sont de tristes heures. Cette lutte sourde qui s'établit entre lui et la Muse rebelle a des désespoirs terribles. Il est des moments où tout ce que j'ai écrit me paraît puéril et détestable, où toutes mes pensées, tous mes projets pour l'avenir me semblent sans aucun mérite. J'aurais grand besoin d'être encouragé, je ne mendie pas des éloges, mais si une de mes pièces paraissait et qu'au milieu de justes blâmes on me dise de poursuivre sans crainte et que je ne m'abuse pas sur les promesses qu'il peut y avoir en moi, il me semble que je n'en travaillerais que mieux.


Être toujours inconnu, c'est arriver à douter de soi; rien ne grandit les pensées d'un auteur comme le succès. N'importe, pour être connu, il faut que je travaille encore; je suis jeune, et, si les derniers mois qui viennent de s'écouler, pleins de trouble et de désillusions, m'ont été nuisibles, ils ne sauraient avoir étouffé en moi toute poésie. Je la sens qui y tressaillit ; il ne faut qu'un beau jour, qu'un événement heureux pour qu'elle s'épanouisse de nouveau. Je compte beaucoup sur la venue de Cézanne.


(...)


Comme je me fais vieux, bon Dieu ! Loin d'être blasé - il n'y a que les sots qui le sont, je vois pourtant ma tête se courber sous mes observations de chaque jour. Mais, lorsqu'au milieu de mes tristes pensées, il vient soudain un frais souvenir de nos belles vacances, je sens comme une fraîche brise, un baiser au front. Ah ! c'est un ange aux ailes d'or, ce beau souvenir; comme il me caresse doucement, et sait seul, de ses sourires, mettre en fuite les idées noires. Il me semble que la Muse viendrait de nouveau à ma voix, si je l'appelais pour retracer une de ces aventures que je revois si plaisantes et si douces au cœur. Peut-être vais-je mettre cette pensée à exécution, et tâcher de donner un pendant à Paolo, dans une poésie de vers intitulée l'Aérienne.


J'ai reçu dernièrement une lettre de Cézanne, dans laquelle il me dit que sa petite sœur est malade et qu'il ne compte guère arriver à Paris que vers les premiers jours du mois prochain. Tu pourras donc le voir encore pendant tes vacances de Pâques. Buvez une dernière fois un bon coup, fumez une bonne pipe, et jure-lui de venir nous retrouver au mois de septembre prochain. Nous pourrons alors former une pléiade, aux rares et pâles étoiles, il est vrai, mais brillante à force d'union. Comme le dit notre vieux: il n'y aura pas de rêves, pas de philosophie comparables aux nôtres. Je vois s'avancer cette époque comme une heureuse époque: et je crois ne pas me tromper.


Tu me demandes les points sur les i, quant à mon emploi, et je veux bien satisfaire ton amicale et légitime curiosité. La place que je cherche est tout simplement la première venue; comme je n'entre pas dans une administration pour y faire mon avenir, peu m'importe que cette administration présente oui ou non de l'avenir. Pourvu que j'ai douze cents francs par an, c'est tout ce qu'il me faut et je ne m'inquiète pas si je puis espérer de l'avancement. Je ne saurais trop le répéter, cet emploi n'est pour moi qu'un moyen de manger, qu'un moyen si mince qu'il soit de me suffire. Je n'y mets nullement mon avenir.


Comme si je m'adressais à la Muse seulement, je mourrais de faim avant d'être connu, je suis obligé de demander mon pain ailleurs, tout en continuant de me créer ma position future par la poésie. Il se peut que cette dernière partie de mes projets soit un rêve; mais alors il me restera mon modeste emploi pour manger et j'aurai suivi jusqu'au bout ma devise: Tout ou rien. (...)

Mes respects à tes parents. Je te serre la main. Ton ami,

ÉMILE ZOLA.


Je te conseille de lire et d'étudier Montaigne. Pour moi, je goûte fort sa philosophie, et je suis persuadé qu'elle te plaira de même. Lis surtout son chapitre : De l'institution des enfants. Quel rude soufflet à notre enseignement classique !





Paris, 24 juin 1860




Mon cher Baille,




Je relis presque chaque jour cette lettre où tu me juges en ami sévère; non pas pour trouver des arguments qui détruisent les tiens, mais pour voir si je suis loin de cette raison que tu me refuses, pour m'expliquer ce que tu entends par ce mot, pour te juger toi-même. Je ne saurais le cacher, ce que tu dis est sage ; pourquoi donc mon esprit se révolte-t-il ? pourquoi cette sagesse me semble-t-elle plus folle que ma folie ? Je vais tâcher de le le dire.



— Le mot position revient plusieurs fois dans ta lettre, et c'est ce mot qui excite le plus ma colère. Ces huit lettres ont une tournure d'épicier enrichi qui me porte sur les nerfs. Ce n'est rien de les voir écrites, il faut les entendre dans la bouche de certains individus, d'un parvenu, par exemple; elles s'allongent, s'enflent, roulent; chacune semble surmontée d'un accent circonflexe. — Avoir une position, c'est, si je ne me trompe, faire un commerce quelconque, vivre d'un emploi, sous la dépendance de quelqu'un. A côté de cette idée, je veux te transcrire quelques vers, bien que tu les connaisses:


Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.

L'habitude, qui fait de la vie un proverbe,

Lui donnait la nausée. — Heureux ou malheureux,

Il ne fit rien pour elle, et garda pour ses dieux

L'audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées.

Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années,

Il vécut au soleil sans se douter des lois;

Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière.

Va, de l'est au couchant, promené sur la terre

Un plus lare mépris des peuples et des rois.


Quelle grande et belle figure que ce Rolla ! Combien est petit auprès de lui l'homme qui court après une position ! Lui ne cherche qu'une chose, la sainte Liberté, et ce seul amour suffit à le grandir. — Te citerai-je encore l'invocation qui précède la Coupe et les Lèvres ? Te montrerai-je le Tyrolien sur ses montagnes, qui soupe quand il tue ? et, par contraste, ferai-je venir ensuite ce marchand qui vend tout le jour de la cannelle dans une boutique obscure ? « Pardieu, le pauvre fou, te dis-tu, le voilà qui divague avec les poètes; mais moi, je suis pour la réalité, que diable ! » C'est vrai, dès qu'une chose est grande, on en rit, on crie à l'impossibilité, à la poésie. Le siècle est tellement à la prose que les pauvres poètes se cachent; on a tant dit et redit qu'ils n'avançaient que des songes creux qu'eux-mêmes ont fini par le croire. Cependant, selon moi, le rôle du poète n'est pas tel; c'est celui du régénérateur, celui de l'homme qui se dévoue au progrès de l'humanité. Ce qu'il avance, ce sont bien des rêves, mais des rêves qui doivent recevoir leur accomplissement.


Lorsque la race humaine sortit des mains du Créateur, elle vécut sous le soleil, libre et sans lois. Leurs descendants jouirent longtemps de celte liberté; peuples de chasseurs et de cultivateurs, n'ayant encore pas besoin les uns des autres, nos rêves ne s'imposèrent aucun lien qui les unit entre eux. Chaque homme n'avait pour toute position que celle d'être un homme ; chacun fournissait à ses besoins, sans aller chercher l'huile chez son voisin de droite et du vinaigre chez son voisin de gauche. En un mot, ce que l'on nomme la Société n'était pas encore constitué ; la liberté régnait grâce à l'individualité.


Mais à mesure que les hommes se multiplièrent, de nouveaux besoins naquirent ; d'un autre côté, l'union faisant la force, des masses d'individus se réunirent pour former des nations et mettre en commun leur courage, leur intelligence. Dans cette fusion, féconde d'ailleurs en bons résultats, l'individualité devait malheureusement disparaître, entraînant inévitablement la liberté. La race humaine n'était plus qu'une grande machine où chaque rouage est un homme; chacun doit tourner dans un sens prescrit, chacun dépend d'un autre. L'un entrait le fer dont l'autre fera le mortier, où le troisième pilera le sel que vendra le quatrième. Ainsi tout s'enchaîne; l'homme n'est plus un entier, il n'est plus libre. — Maintenant, jette dans cette société, qui est celle de notre temps, un être dont l'esprit est un et indépendant; jette un Rolla, par exemple. Il aimera mieux se laisser briser que se soumettre à devenir une partie, lui qui est un tout; il rira dédaigneusement de ce que tu nommes une position et qu'il appelle lui un esclavage, il ne voudra avoir rien de commun avec des êtres qu'il méprise ; il vivra trois ans libre et fier, puis il se suicidera.


Voici trois pages écrites, et tu me crois bien loin de ce que je dois expliquer; à savoir pourquoi ta sagesse me semble plus folle que ma folie. Au contraire, j'en suis à la conclusion. — Dieu m'a pétri d'une argile assez semblable à celle de Rolla, quant à l'amour de la liberté, du moins. Je ne puis souffrir ce rôle passif d'instrument, ce travail de brute que nous impose la société. Je préfère la vie du sauvage d'Amérique, se suffisant à lui-même, à cette vie d'homme civilisé où nous avons chaque jour besoin de nos misérables semblables. On a dit que l'homme a été créé pour vivre en société; c'est possible, mais du moment que le bien qui en résulte doit être acheté au prix de ma liberté et de mon individualité, c'est un bien dont la source est trop amère et que je refuse. Toi, au contraire, tu sembles accepter ce sacrifice fort paisiblement: tu consens à acheter le bonheur à quel prix que ce soit. Etrange bizarrerie ! je ne conçois pas de bonheur sans liberté; toi, au contraire, pour arriver au bonheur, c'est la première chose que tu sacrifies. Dis-moi donc en quoi il consiste, ton bonheur, ou sans cela nous ne nous entendrons jamais.


Pardieu, je t'entends rire encore ici. La poésie m'emporte toujours, n'est-ce pas ? la liberté, quel rêve insensé ! Je le jure devant Dieu, si je n'avais pas de famille, je m'exilerais, j'irais je ne sais où; mais il faudrait que je la trouve, cette liberté, soit dans la plaine, soit sur la montagne. — J'ai peut-être tort; je ne sais que conclure. Mais je le dis en vérité, tu t'es fait le champion d'une bien laide cause. Cette lettre que tu m'as écrite n'est pas la lettre d'un jeune homme de vingt ans, du Baille que j'ai connu. J'ajouterai : j'aime mieux mon rêve si grand, si sublime, que ta mesquine et désolante raison. — D'ailleurs, puis-je changer ? Dieu m'a créé tel ; je marche dans mon chemin, quitte à m'ensanglanter les pieds. — Es-tu de bonne foi ? est-ce vrai que tu ne rêves plus la liberté ? est-ce vrai que tu acceptes la réalité, la vie sans murmurer, sans en créer une plus belle dans tes songes ? est-ce vrai que tout est mort en toi, que les aspirations se bornent à un bonheur matériel ? Alors, mon pauvre ami, je te plains; alors, tout ce que je viens d'écrire te semblera, comme tu me l'as dit, dépourvu de raison, de sang-froid et de bons sens.


Tu voudrais, me dis- tu, me voir considérer un peu plus en homme les choses humaines. Que crains-tu pour moi ? Crois-tu qu'il ne sera pas toujours assez temps que la réalité me vieillisse ? Je pèche par mauvais vouloir, et non par ignorance; je connais parfaitement le réel ; si je ne m'y soumets pas, c'est que je ne le veux pas. Veux-tu que je te dise : je voudrais, moi, te voir rêver plus que tu ne le fais. On revient toujours à la réalité, mais on ne revient jamais à l'idée; une fois blessé, l'ange remonte au ciel, sans prêter l'oreille à vos sanglots. Tu es enfoncé dans le matérialisme jusqu'au cou; sous prétexte que tu cherches le bonheur — je ne sais quel bonheur, — tu dis adieu au rêve. Le bonheur de la brute est de manger et de dormir; ce n'est pas le tien, je présume, et pourtant tu prends le chemin qui y conduit.


Qu'on ne te parle pas de poésie, qu'on ne te parle pas de liberté; que ces fous meurent à l'hôpital ; toi, tu cultives les intérêts matériels, tu veux te faire une position. — Est-ce vrai, Seigneur, que vous nous avez créés pour promener notre misère d'esclavage en esclavage ? est-ce vrai que cette âme que vous avez partagée avec nous, doive se plier comme un vil métal sous l'étreinte du premier venu ? est-ce vrai que la liberté n'est qu'un mot ? Je sais bien, mon cher Baille, que la majorité est pour toi, que mes lettres feraient rire. Et pourtant, tu dois me comprendre; n'est-ce pas que je ne suis pas complètement fou ? n'est-ce pas que ce rêve est un beau rêve ? Marche dans ton sentier; moi, je ne sais ce que Dieu me garde, mais je mourrai content si je meurs libre.


(...)

* * *

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