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"Eaux de France", par Paul Morand

Dernière mise à jour : 9 août 2022


L'écrivain français Paul Morand (Photo non datée)




Extrait de :

Paul Morand

J'ai eu au moins cent chats





Eaux de France



J’ai remonté ou descendu bien des fleuves et des rivières de France, empruntant leurs fluides commodités ou chevauchant leurs houles. Puis, j’ai vu – ou j’ai cru voir – mieux ; le Niger et la Mé-Nam, avec le rugissement des fauves et le concert des moustiques, le Mississippi et les nappes platéennes ; ce sont là des ténors qui ont besoin de l’univers pour public, et pour scène, d’un continent ; mais leur monotonie n’est pas moindre que leur renom ; au cours de fastidieuses navigations sous la réverbération du feu méridional, le long du tracé trop mince des rives, que de fois n’ai-je regretté l’âge où je barbotais dans les cours d’eau du Français moyen.


Ces cours d’eau sont aussi des cours de géographie et de navigation ; des cours gradués ; pour les débutants, il y a la Seine, la Marne, l’Aisne, la Saône, l’Yonne, la Sarthe ; pour les adolescents, la Loire, l’Eure, la Vienne, la Creuse ; pour les adultes, le Rhône, la Dordogne, l’Ardèche ; enfin, pour les forts en thème, l’Aveyron, la Durance, la haute Dordogne ou les gaves. Ici l’on rame et l’on plume, là l’on pagaye, agenouillé, à l’indienne, comme dans les récits des jésuites d’Amérique. Partout on oublie l’heure, au risque de passer la nuit sans abri, zigzaguant dans les méandres et les chicanes, entre les hauts et les bas-fonds, sous les saules, ou cherchant, pour remonter plus aisément, les contre-courants cachés dans les rives concaves. L’on apprend vite à lire la surface, comme une page de sages avis, et, sur ses luisants, à distinguer l’irrégularité dangereuse du lit, la menace des roches submergées, la spirale des remous.


Le canoë, quelle conquête de notre époque et comme sont risibles aujourd’hui les plats bachots de frêne de notre jeunesse ou la périssoire, dont le nom seul faisait frémir nos mères ; quelle meilleure façon d’aimer la vie sauvage que ces croisières sous les voûtes de verdure, que l’obstacle humide de ces arbres affleurant, à franchir à saute-mouton, que ces passages qu’il faut se frayer à la hachette ; j’ai écrit dans Le Rhône en hydroglisseur qu’à une heure de Lyon l’on pouvait vivre comme au Mississippi ; cela n’est pas moins vrai des étangs landais, ceux du Nord et ceux du Sud, Léon, Cazaux, Biscarosse, Parentis, Lacanau, Hourtin… ; sans parler des canaux et du plus extraordinaire de tous, le canal du Midi, travail cyclopéen, forteresse aquatique du roi Louis, avec ses écluses comme des portes de ville et ses aqueducs où l’eau est suspendue en plein ciel.


Cet exotisme n’est d’ailleurs pas nécessaire ; il y a plus, près de nous, des rivières connues seulement des grenouilles et des pagayeurs ; l’automobiliste pressé les ignore, car il faut être sur l’eau pour découvrir soudain l’autre aspect d’une France invisible de la terre ferme ; ces rochers, puis l’obstacle soudain des déversoirs à franchir à pied, ces antiques donjons que la poudre a fait éclater comme le canon d’un vieux fusil, ces eaux maigres, suivies de courants vifs… c’est tout simplement le Loing. À moins que ce ne soit la Seine, de Paris à Rouen, telle encore que l’a connue Maupassant, ramant sans fatigue ses deux cent quarante kilomètres, au grand étonnement des Goncourt.


Que l’érable pâle ou l’acajou doré de l’esquif semble luxueux à la hauteur des noires souches humides, d’où fuient le rat ou la poule d’eau ! Le glouglou de l’onde en crue sous l’étrave relevée, sous la membrure frégatée, est plus doux à l’oreille du pagayeur que celui du vin à l’oreille de l’ivrogne. Que le triangle de la petite voile blesse les yeux sous le soleil du Rhône ! Que le dur claquement du ventre de bois courbé retombant sous la vague, que le crissement du sable sous la pirogue accostée sont plaisants… Et les naufrages dans l’eau glacée des neiges fondues, les bagages, que l’on croyait si bien arrimés, descendant à vau-l’eau, le sac de couchage que l’on ne retrouvera qu’au prochain moulin, les pagaies à la dérive, la tente que le courant engloutit, tandis que la popote et le chariot de portage vont par le fond et que la brise emporte vos papiers d’identité et le permis de circulation des Travaux publics, bien plié dans le sac à éponges !


Roulé en travers, le canoë, libéré, pique ou rue, et chaque pierre qui racle le fait résonner, à moins qu’elle ne déchire la toile du kayak, parmi les rires des naïades ! Alors c’est l’arrêt des naufragés glissant sur leurs mocassins gras, le linge séchant au soleil, sur les mûriers ou les oliviers de l’Ardèche (vous souvient-il, Chadourne, de nos huit naufrages dans la journée entre Ruoms et Pont-d’Aubenas, et de ce gouffre d’où je ne remontai qu’assez lentement ?) ; c’est la voie d’eau bouchée avec le cèdre flexible d’une boîte à cigares, ce sont les pagaies blessées, renforcées d’une attelle, ce sont les fissures et les gerces calfatées de gomme laque, comme un pneu crevé, à moins que le mal se révèle sans espoir et qu’il faille revenir, penauds, le canoë sur le toit de l’auto, la quille au ciel, et dire adieu aux rivières de France avant la fin des vacances…


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