Diogène, disciple d'Antisthène (par Paul Hervieu)
Jean-Léon Gérôme - Diogène (1860)
Extrait de :
Paul Hervieu
Diogène le chien
(1882)
"A quelque distance des portes d'Athènes, dans le gymnase Cynosarge, un certain Antisthène, surnommé "Simple Chien", enseignait la philosophie.
Cet homme affichait des idées originales et des façons d'agir assez étranges. Au rapport de Dioclès, il fut le premier qui doubla son manteau, afin de ne point porter d'autre habillement. Il disait à qui voulait l'entendre que rien ne paraît extraordinaire au sage, et que la vertu des femmes consiste dans l'observation des mêmes règles que celles des hommes.
Il s'était couvert de gloire à la bataille de Tanagre, en tuant beaucoup d'hommes qui n'étaient pas de sa patrie. On l'admettait dans quelques bonnes familles de la ville, bien que sa brusquerie fût faite pour décontenancer ; mais il avait l'art de prononcer de beaux discours, dont les esprits délicats faisaient leurs délices.
« La Prudence, s'écriait-il une fois, est plus solide qu'un mur, parce qu'elle ne peut ni crouler ni être minée. »
Une autre fois, il disait :
« Le philosophe a dans l'âme une forteresse imprenable. »
Peut-être, en déclamant ces choses qui produisaient un grand effet, riait-il dans sa longue barbe rousse. Socrate lui avait souvent dit :
« Antisthène, je vois ton orgueil travers les trous de ton manteau. »
Un jour, sur la place publique, il avait une discussion des plus vives avec un citoyen austère qui prétendait qu'un charpentier était plus utile à la République qu'un orateur. Antisthène, avec son esprit fin fit sans doute valoir, en faveur de sa cause, une de ces mauvaises raisons dont il avait le secret, et auxquelles il n'y avait rien à répondre.
Aussi son interlocuteur, à bout d'arguments, en fut-il réduit à lui reprocher de n'être Athénien que par son père, puisque sa mère était de Thrace. Le philosophe répliqua, avec beaucoup de sang-froid, qu'il ne fallait pas s'exagérer l'importance d'une nationalité qu'on partageait avec les colimaçons et les sauterelles.
La foule, qui faisait cercle autour des deux adversaires. applaudissait à cette riposte inattendue, quand un homme de haute stature, les cheveux épars, les yeux bouffis et rouges, se frayant des coudes ,un passage, vint se camper devant Antisthène et lui dit
« Je m'appelle Diogène ; si tu veux, nous vivrons ensemble : tu seras le maître et moi le disciple. »
Antisthène haussa les épaules et s'en alla. Mais son jeune admirateur le suivit avec cette humilité touchante et tenace des gens qui sont dans l'embarras. Antisthène, pour avoir la paix, usa de la prière, de la menace, même du bâton. Et comme malgré tout il ne parvenait pas à éloigner l'importun, il finit par accepter sa compagnie.
Quelques personnes savent qu'Antisthène passe pour avoir préparé la voie philosophique la doctrine stoïcienne. Celles-là se figureront aisément combien Diogène dut passer de mauvaises heures, pendant les cinq années qu'ils vécurent ensemble.
Antisthène menait rudement son disciple, qui dut apprendre à dormir sur la terre, à laisser croître sa barbe et ses cheveux comme une crinière, à boire de l'eau pure, à se nourrir de gros pois et de pain cuit sur la braise.
Lorsqu'il commençait à s'assoupir, pendant la grande chaleur, vers le milieu du jour, son maître, qui n'avait jamais sommeil à pareille heure, venait s'installer auprès de lui en disant que l'homme devait s'accoutumer à triompher du besoin. Alors Antisthène développait des considérations interminables sur l'immortalité de l'âme, sur la justice et sur la piété.
« La vertu, disait-il un jour avec emphase, est un bien qui ne peut être ravi ni par la guerre, ni par le naufrage, ni par les tyrans. Elle suffit pour rendre heureux elle est préférable à la richesse, à la santé, aux plaisirs des sens. Ainsi parlait Socrate, mon maître bien-aimé... »
Quelquefois Antisthène se montrait d'une humeur joviale et gouailleuse qui plaisait énormément à son élève. Ainsi, un jour, un jeune homme du Pont promit de lui faire un riche présent lorsque son navire chargé de choses salées serait arrivé d'Asie. Antisthène ayant fait signe à Diogène de prendre sa besace, mena le généreux étranger chez une meunière voisine et lui dit :
« Brave femme; emplis-moi ce sac de farine. Ce jeune homme te paiera quand arrivera son navire chargé de choses salées. »
Cette boutade fit beaucoup rire Diogène, qui déjà mordait avec une joie étrange au fruit amer du scepticisme. C'est qu'en cinq années il avait appris bien des choses. Il avait perdu ces illusions de jeunesse qui enveloppent le cerveau et le protègent contre les premiers coups de la réalité.
Il avait alors trente-deux ans ; il commençait à bien comprendre la vie et il connaissait le caractère des hommes. Aussi, sans plus tarder, jugeant son maître ennuyeux, hypocrite, méchant et moins savant que lui-même, il chercha un moyen décent de le quitter. Il ne trouva rien de mieux que de l'accuser publiquement de lui avoir volé trois olives.
Antisthène indigné le chassa immédiatement du Cynosarge et, pour se consoler, entreprit un grand ouvrage, dans lequel il parlait successivement de la Gloire, du Chien, de la Musique, d'Hercule, de la Science, de la Procréation des enfants et de l'Amour du vin.
Diogène était las de passer les nuits à la belle étoile, réveiller avec des douleurs dans la tête et de grands engourdissements. Il écrivit à un de ses anciens amis, qui lui devait beaucoup d'argent, de vouloir bien lui procurer une toute petite maison. L'ancien ami lui répondit qu'il avait, dans le temple de la Mère des Dieux, un tonneau solide et confortable.
Diogène profita du conseil, il s'empara du tonneau défonça une des extrémités, garnit de paille les douves qui étaient un peu dures, et, tout heureux d'avoir un gîte, commença par y dormir vingt-quatre heures de suite, sans se retourner.
(...)"