Deux poèmes du Livre d'un Père, de Victor de Laprade
"Jamais, quand il vous aime bien, On ne parle assez à son père."
"Remords"
Victor de Laprade, Le Livre d'un Père (1877)
Père et fille
John Lavery, c.1900
A mon père, Jean de Palacio,
Qui depuis l'éternel Azur m'a conduite vers ce recueil.
Le Printemps d'un père
Victor de Laprade, Le Livre d'un Père (1877)
En vain, de sa douce voix,
Dans nos bois
La brise de mai soupire ;
Les chênes, mes vieux amis,
Endormis,
Ne savent plus rien me dire.
En vain, lorsque je m'assieds,
A leurs pieds,
Sourit l'oeil bleu des pervenches,
Et voltigent les chansons
Des pinsons
Sur les aubépines blanches.
Avec ses fraîches odeurs,
Ses splendeurs,
Ses concerts, sa vive haleine,
Le printemps, — qui m'enivrait, —
Reparaît...
Et moi je le sens à peine !
Car je souffre et je suis las ;
J'entre, hélas !
Dans la vieillesse inféconde.
Par le temps et les soucis,
Obscurcis,
Mes yeux se ferment au monde.
Mais, si je regarde en moi,
J'y revois
Verdoyer la Poésie,
Sans plus emprunter aux fleurs
Des couleurs,
Des tableaux de fantaisie.
J'y cueille, au fort des hivers,
Pour mes vers,
Mieux que les roses vermeilles.
Plus douces que les oiseaux
Et les eaux,
Des voix flattent mes oreilles.
J'ai dans mon coeur, riche encor,
Un trésor ;
J'ai ma tendresse infinie ;
Sous mon toit j'ai le printemps,
Et j'entends
Son éternelle harmonie.
Car j'ai vos fredons joyeux,
Vos grands yeux
Pleins de sourire et de flammes ;
J'ai surtout, — perles sans prix, —
Mes chéris !
Vos belles petites âmes.
Nos morts nous aident
Victor de Laprade, Le Livre d'un Père (1877)
L'homme n'est jamais seul dans sa peine ou sa joie :
Des témoins, des amis, sont là, sans qu'il les voie ;
Un regard attentif nous observe en tous lieux,
Le regard de nos morts après celui de Dieu.
Vivons avec nos morts, et prenons-les pour juges ;
Ayons-les chaque soir pour conseils, pour refuges ;
Sachons que nos combats sont livrés sous les yeux,
Qu'un secours éternel nous vient de nos aïeux,
Et qu'à travers les temps chaque effort méritoire
Etablit d'eux à nous un partage de gloire.
Non, la mort ne rompt pas pour le père et l'enfant
Le commerce du faible avec le triomphant ;
Ils peuvent s'entr'aider vaillamment l'un et l'autre,
Et les mondes meilleurs touchent encore au nôtre.
J'assisterai d'en haut à vos moindres soucis,
Au nom de votre père ils seront adoucis ;
Et, grâce à vous, le Dieu qu'on prie et qui pardonne,
Chers petits, me rendra plus que je ne vous donne.
Ayez dans votre coeur, ayez vos morts présents ;
Les pleurs qu'on donne aux morts sont des pleurs bienfaisants.
Gardez-moi bien, amis, ma place tout entière,
Et ma si douce part d'amour et de prière,
Et cet autel secret chaque soir rallumé...
Ainsi que je les garde à l'aïeul tant aimé.
Heureux qui vit dans l'ombre, à ses tombeaux fidèle
Et trouvant chez ses morts son guide et son modèle !
Une chaîne d'aïeux, c'est une chaîne d'or
Qui s'enlace à nos flancs et nous dirige encor,
Et par qui, sans broncher, soutenus à la taille,
Nous marchons droits et forts à travers la bataille ;
Par qui l'on prend au ciel un invincible appui,
Par qui Dieu nous soulève et nous attire en lui.