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Derniers songes, par Francis Poictevin

Photo du rédacteur: Irène de PalacioIrène de Palacio

"Un matin dans le ciel au-dessus des eaux amorties, c'étaient, sur une couche d'argent qui voulait pâlir sans douceur, des taches d'un gris laiteux d'une adorable nuance entre une ombre et une aube."

James Abbott McNeill Whistler

Nocturne in Blue and Gold : Valparaiso Bay, 1866




Honfleur, novembre-janvier 89 — Extraits choisis

Francis Poictevin, Derniers songes, 1888


Le soir, les vieilles maisons prennent dans le bassin une apparence mal décidée, d'un gris brun, telle à peu près qu'un rideau qui peut remuer et que troueraient çà et là des luminosités rougeâtres, gazées ; et, dessus, les réverbères attenant aux maisons posent leurs lueurs d'un argent si commun qu'on le dirait monnayé, lueurs aux oscillations huileuses. Regarde-t-on après elles les reflets des maisons, ils se reculent encore et les fenêtres surtout ont un air dérobé.

Un soir, près des bateaux de pêche, un frisson grenu courait sur l'eau, et à des places lisses des échafaudages renversés parurent et des lignes inadhérentes ont passé en virant.


Chez le normand quand il vous parle, la main se façonne derrière l'oreille en un geste entortilleur.


[...]


Un matin dans le ciel au-dessus des eaux amorties, c'étaient, sur une couche d'argent qui voulait pâlir sans douceur, des taches d'un gris laiteux d'une adorable nuance entre une ombre et une aube.


[...]

Au reflux, dans les mirantes vases pas mal brouillées de la grève, un groupe de maisons en terrasse figure un autre Honfleur qui subsisterait tel qu'une vision de réminiscence. Deux clochers s'allongent en aiguille. Quelquefois des fumées y traînent leur crêpe. — Cela surtout par les jours cendreux, par les temps hibou où les objets se déforment, se décomposent.


Un soir, à l'heure du couchant, le long du chemin qui serpente au haut d'un val préféré, parsemé d'attraits clairs de topaze ou un peu ardents d'orange, un chêne surtout au tronc épais et tortu et habillé de lierre parut plus encore étendre, crisper ses branches. A l'autre hauteur, des arbres tendaient vers le ciel leurs diverses élévations, modestement elles confondaient leurs nuances comme s'endeuillant pour un angélus silencieux. La mer était trop loin, le vent seul s'était levé en de mourants murmures, une vache qu'on ne voyait pas a mugi à voix basse, et le soleil apparaissant subitement entre des nues fauve et mauve a enflammé le feuillage dérougi du chêne d'un feu éphémère et sacré et fait le lierre plus verdir, comme si le soleil et le chêne se mariaient toujours mais fugitivement selon d'antiques rites malgré l'homme oublieux.


[...]


Les vents d'automne semblent l'âme essentiellement pénétrante de la nature, on les dirait se friper aux dernières feuilles, ils ont des dissonances exquises conformes à d'éperdues, de mystiques mélancolies, et leur indéterminé se développe et s'enfonce dans une manière de nocturne.

Et aussi en automne certaines nues gris-bleuâtre d'où le jaune s'est évanoui, non transparentes ni closes, vous grisent de leurs si fines, de leurs perlides désespérances.

Et enfin certain ton orangé-pastel des feuillages concorde, en cette unique saison, à de précieuses et déjà presque brunes images du souvenir.


De nuit dans l'incomplète obscurité de leur chambre, le réverbère de la route de Trouville qui longe le petit parc de la villa pas encore éteint, la fenêtre aux rideaux de mousseline en face du lit avait une blancheur nivéenne, et derrière ou plutôt comme dans elle jouait indécisément une toute faible ombre à ramages — rythme de la blancheur sommeillante voilé aériennement.


[...]


En certaines nuits qu'on croirait devoir être troublées de l'opprimant malaise physique, des personnes, des choses reviennent au contraire en rêve avec l'effaçure des misères — malentendus et malencontres survenues, et ce qu'on aimait et croyait sans tache réapparaît mieux qu'en la primitivité des heures et des jours de jadis, ces toujours un peu inconscientes enfances et le pénible et faux âge mûr outrepassés par une plénitude purifiée. Et ainsi, l'habituel ton banal et les vaines présomptions relégués ou plutôt abolis, certaines figures ne signifient, en ces durées passagères et heureuses, que leur essence. Lucide interpénétration des âmes. Serait-ce une prévision, ces infréquents rêves, d'une vie en nous latente, vraiment nocturne, se dégageant délicieusement mais à peine avant l'apparente mort ?


[...]


Dans ce drame rentré qu'est la vie, l'horizon se cerne de figures familières et pourtant inconnues ; l'on n'y retrouve, pas plus qu'en soi d'ailleurs, le fil magique de l'Unité.


[...]


Ce matin, la mer un peu frissonnante et se moirant métalliquement sous des nuages plombés, et quelques cormorans éployant au-dessus de la rive leur vol momentané et anxieux, on voyait dans le ciel là-bas au septentrion entre de molles, superfines nues gris de lin une bande d'un or mat manquant, hélas ! de la broderie des orfrois. Peu à peu elle allait blanchir et se tachetait d'aurore. Et les nues grises se dispersèrent moins jolies, plaquées ici là d'héraldiques fantaisies.

Un autre matin, sous un soleil nageant entre de voilantes nues d'un bleuâtre de lune, il entendait, entrant dans Honfleur, des sons traînants pleins de peut-être et qui donnaient des désirs du passé, de ces désirs réapparaissant tels je suppose que d'entamés nénuphars sur leurs eaux stagnantes. Et le tournant de la rue ne fut pas, cette fois, une surprise ratée, il vit contre une fenêtre entrouverte le joueur d'accordéon, un tout jeune homme l'air pas du pays, le regard d'une longueur rentrante en son visage à l'éclat amorti plutôt que terni, les doigts fins et négligés, et une façon à l'écart.


[...]


Au crépuscule, dans les déclivités de l'extrême ciel, on songe, devant des jaunes crémeux se glaçant d'une viridité citrine, aux seules mémorables joies, si rapidement fondantes que déjà elles s'acidulent d'un regret.


[...]


Ce soir avant le coucher du soleil, des fûts de jeunes hêtres semblaient encore plus sveltes, les feuilles mortes des chênes jouaient un embrasement passé, dans l'âme c'étaient des résurrections qui aussitôt allaient s'évanouir. La mémoire est une fantasmagorie, et on ne l'aime que parce qu'elle n'est plus.


[...]


Dans Honfleur, quand sont allumés les quelques réverbères des rues se tortuant plus dans l'obscur, de maigres reflets courent aux murs des vieilles maisons en surplomb et à colombage, et les gens dans les boutiques prennent à la lueur des chandelles à travers les vitres maculées des airs reposés et usés, ils semblent dans un rêve jaune.


L'absolu est le nécessaire, l'intime resplendissance ; le reste est tout le possible réalisé, les apparences infinies, les variations des éthers.


[...]


En rêve, sa mère, des amis eux vivants et perdus et aimés toujours, de ces choses finies qui un moment résurgent et plus captivent, de ces larmes où coule et se dissout l'âme même — l'âme noyée dans un chagrin spiritualisé. Ces rêves forment comme des îles qu'on ne sait fortunées ou miséreuses, tant leur réapparition a un charme quasi de féerie, tant leur disparition définitive referme les perspectives anciennes. Et, par ce glacial janvier, on ne s'éveille que pour rentrer en soi sans plus d'illusion, avec une méfiance pire du lendemain, à peine si l'on ose sous le plein jour reprendre le fil interrompu des rêveries, se redessiner en leur superfluité dégradée les souhaits embaumés dans l'autrefois. Très au loin, des figures sans plus d'appellation humaine s'aperçoivent se dresser labiles, virantes, tiges décolorées et fripées en linceuls.


[...]


Les mirages que l'on voit à des lisières marines sont, en leur évanescence un moment durante, comme une réalité du rêve.



Francis Poictevin

Portrait par Jacques-Émile Blanche, 1887

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