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Rose Macaulay, la guerre, et l'art du petit bonheur

Dernière mise à jour : 14 juil.

"But how true it is that every pleasure has also its reverse side, in brief, its pain. (...) Therefore I have added to most of my pleasures the little flavour of bitterness, the flaw in their perfection, the canker in the damask, the worm at the root, the fear of loss, or of satiety, the fearful risks involved in their very existence, which tang their sweetness, and mind us of their mortality and of our own, and that nothing in this world is perfect."

Rose Macaulay, Foreword to Personal Pleasures; Essays on Enjoying Life (1935)


"Mais il est si vrai que chaque plaisir a aussi son revers, en bref, sa douleur. (...) J'ai donc ajouté, à la plupart de mes plaisirs, cette petite saveur d'amertume, ce défaut dans leur perfection, la tache sur le damas, le ver à la racine, la peur de la perte ou de la satiété, les risques effrayants inhérents à leur existence même, qui altèrent leur douceur, et nous rappellent leur mortalité ainsi que la nôtre, et que rien dans ce monde n'est parfait."*





Quiconque s'intéresse particulièrement à un sujet sait le plaisir éprouvé à découvrir, au fil de recherches et d'explorations diverses, de nouvelles informations et des éléments insoupçonnés venant compléter ses précédentes connaissances. On ne cesse jamais d'apprendre ; c'est l'une des satisfactions du chercheur et de toute âme passionnée, pour lesquels la quête de l'esprit ne connaît pas de fin. Tomber par hasard (ou par synchronicité) sur l'écrivain Rose Macaulay (1881-1958) lors de la découverte fortuite de l'ouvrage Personal Pleasures: Essays on Enjoying Life (1935) fut certainement l'une de ces petites joies, dont il convient de noter, selon la méthode même du livre, toute l'importance et la beauté.

Il existe en effet un lien notable entre la Première Guerre mondiale, domaine de recherches qui m'est cher, et Rose Macaulay : volontaire pour soutenir l'effort de guerre, elle devint infirmière et ambulancière puis travailla, à partir de 1917, pour le War Office du gouvernement britannique. Non-Combatants and Others, qu'elle écrivit en parallèle de son engagement, parut en 1916. Le livre explore, dans une perspective originale, les dommages profonds causés par le conflit, y compris sur les civils, et s'oppose nettement à l'entreprise de guerre. Son ton pacifiste fit de l'ouvrage l'un des premiers du genre à avoir été écrit et publié durant la Grande Guerre, en Grande-Bretagne. Remis en lumière par Handheld Press, maison qui s'attache à faire redécouvrir une partie de l'œuvre de Macaulay en rééditant ses principaux écrits, Non-Combatants and Others inclut notamment certains articles que l'auteure publia pour des revues telles que The Spectator, The Listener, et Time & Tide, à partir du milieu des années 30 et jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Macaulay connut en effet les deux guerres et, pendant la Seconde, vit son appartement entièrement détruit au cours du Blitz.

Le nom de Rose Macaulay, méconnu en France, ne l'est pas en Angleterre, bien que sa notoriété soit aujourd'hui nettement moins grande qu'à l'époque de la publication de ses romans What Not (1918), — qui inspira Aldous Huxley dans l'écriture de Brave New World — Potterism (1920), une satire du journalisme, ou encore The Towers of Trebizond (1956), son dernier roman, partiellement autobiographique, et son plus grand succès littéraire peut-être ; l'histoire d'un drôle de voyage, en Turquie, mené par un groupe d'amis excentriques. Cette année 1956 fut celle de la consécration, puisque Macaulay reçut le titre de Dame Commandeur de l'Ordre de l'Empire britannique.

Son œuvre, singulière et hétérogène, gagnerait à être traduite et redécouverte plus largement. Évoquons ici Personal Pleasures: Essays on Enjoying Life, publié en 1935, célébration sous forme de courts textes des petites joies de la vie quotidienne, qui fait partie de ces ouvrages que l'on regrette de n'avoir pas dénichés plus tôt, mais que l'on se félicite, dans le même temps, d'être quasiment le seul à connaître.





Personal Pleasures propose une retranscription sensible des joies du quotidien, les plus banales en apparence, dont l'auteure sait magnifier l'insignifiance, sans accumuler les clichés ou les images trop vues ou trop attendues. À l'ère du règne du "petit bonheur façon développement personnel" sans profondeur, ceux de Rose Macaulay ont une bien autre saveur, presque proustienne. Si le ton reste léger, ce n'est jamais au détriment du style ni du sens profond donné à chaque chose. Aussi la réflexion proposée, sorte de philosophie du quotidien, reste-t-elle toujours originale et spirituelle. Ces courts essais, rangés alphabétiquement, évitent l'écueil moderne de la fréquente médiocrité de ce type d'ouvrages, habituellement faits, il faut bien dire, de truismes éculés. L'écriture de Personal Pleasures est délicatement soignée et recherchée ; la richesse du vocabulaire, la finesse du phrasé, sont remarquables. Pour décrire le simple plaisir de prendre un bain chaud, Macaulay évoque "[the] hot water gushing lavishly from a chromium tap into a white porcelain bed, spreading thin and clear, then verdurously bubbling round green and piney bath salts, assuming the tinge of a glasshouse full of ferns, or of tropical forests" ("l'eau chaude jaillissant généreusement du robinet en chrome dans la baignoire de porcelaine blanche, s'étalant fine et claire, puis bouillonnant, verdoyante, autour des sels de bain verts à l'odeur de pins, prenant la teinte d'une serre pleine de fougères, ou d'une forêt tropicale"). Ces petits plaisirs épousent aisément les nôtres ; qui n'aime pas sentir "[the] waft of warm" ("la chaude effluve") en passant, la nuit, devant une boulangerie ? Qui ne connaît pas le plaisir "of not getting out of bed" ("ne pas sortir du lit"), et de laisser parfois se dérouler la vie, autour de soi, sans y prendre part ? Comment décrire le plaisir de goûter un plat que l'on aime autrement que par une subtile association de mots évocateurs, qui remplacent la lecture passive par la sensation, savoureuse et immédiate ? Qui n'aime pas marcher sur le sable frais, lorsque le crépuscule puis la nuit sont tombés sur la plage, qu'ils recouvrent la mer, et que l'observation des étoiles remplace la baignade ensoleillée de la journée ? Autant d’infimes sensations mille fois éprouvées, par chacun. Et l'écrivain devance parfois le reproche qui pourrait lui être fait ; "infinite and interminable rivers of eloquence have run, singing and murmuring on this inexhaustible theme" ("Des fleuves infinis et interminables d'éloquence ont coulé, chantant et murmurant, sur ce thème inépuisable"), écrit-elle par exemple dans l'un des courts essais du livre. "It is probable that all has been said or sung on it that can be sung or said. Yet one is bound to contribute one's tributary, one's little stream of eloquence, to the flood which has flowed down the ages in praise of this great joy" ("Il est probable que tout ait été dit ou chanté à ce sujet, parmi tout ce qui peut être chanté ou dit. Pourtant, on est tenu d’apporter son propre tribut à la contribution de l'autre, son petit ruisseau d'éloquence, au fleuve qui a coulé à travers les âges en célébrant cette même grande joie"). Et, de fait, la vision personnelle de Rose Macaulay, le développement si subtil de sa pensée sur des thèmes apparemment bien connus, la sagacité de cet esprit observateur qui transforme la banalité en Beauté, rendent l'ensemble de l’œuvre vraiment unique. Toutes ces joies, cependant, sont le plus souvent momentanées, mouvantes, fugaces ; et l'inévitable mélancolie, "bonheur d'être triste", est ce qui attend toujours, au bout du chemin, celui qui ressent, qui analyse. Noter un plaisir, chercher à expliquer la douceur particulière d'un instant, explorer l'ineffable, n'est-ce pas déjà leur lancer un adieu ?




*Trad. : Irène de Palacio

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