Cioran, florilège #2 : L'insomnie
Dernière mise à jour : 20 mai 2023
On ne vit que parce qu'on s'est rendu indigne d'une certaine fièvre.
On imagine volontiers les Cahiers (1957-1972), publiés après la mort de Cioran par sa compagne Simone Boué, comme les compagnons des nuits sans sommeil. Il faut dire que Cioran y a tout noté, des petits éclairs aphoristiques — que l'on retrouvera parfois dans ses autres ouvrages —, aux récits fragmentaires de son enfance, en passant par les inévitables bougonneries misanthropiques. Tout y a été sujet à écriture ; y compris, bien sûr, l'évocation régulière des nuits blanches. Ces instants de torture ont néanmoins servi à aiguiser son impressionnante lucidité, et c'est là tout le paradoxe ; Cioran en est conscient, puisqu'il ne fait pas que s'en plaindre, il leur reconnaît également le bénéfice de l'éveil. Certes, "la vie n'est supportable que grâce au sommeil, (...) que grâce à l'oubli" (Entretiens), l'insomnie supprimant l'inconscience. L'Homme serait sans doute plus désespéré encore s'il n'avait la possibilité de reposer son esprit pendant quelques heures. Il ne peut vivre dans un état permanent de conscience éveillée, c’est là son drame et son bonheur. La trêve nocturne allège, un temps, la torture du questionnement existentiel, le poids de la tristesse métaphysique. Ce temps de pause est donc nécessaire au fonctionnement du monde. Mais l'insomnie produit autre chose ; le silence parfait, l'arrêt momentané de l'agitation humaine, ainsi qu’un état que ne connaîtront peut-être pas ceux qui s'endorment avec bonheur et facilité chaque soir ; l'accès à une forme de vérité transcendantale…
L'angoisse de la nuit, l'impossibilité du sommeil chez Cioran sont bien les catalyseurs d'une lucidité perpétuellement en éveil, d'une conscience aigüe. Il avait une vingtaine d’années lorsqu'il connut ses premières "crucifixions", ainsi qu'il nomme ses nuits passées à attendre vainement le sommeil. À 22 ans, il publiait Sur les cimes du désespoir. Sans l’insomnie, ces textes plus profonds auraient-ils vu le jour ? On peut légitimement se poser la question. Bien entendu, le tempérament profondément mélancolique de Cioran, qu'il tenait en grande partie de sa mère Elvira, en est la raison essentielle, cristallisée dès l’adolescence par l’arrachement à son village natal de Rășinari (pour rejoindre le lycée de Sibiu). Il y eut un "avant" et un "après" cet évènement, vécu par l’écrivain comme une déchirure au sein d'une enfance tranquille. Mais l'absence de sommeil a creusé la douleur de vivre, la certitude de ne pas agir et réagir comme les autres. Elle a accentué la réflexion sur la mort, sur la fragilité de l'existence, sur l'irréalité du quotidien, sur la réalité physique d'un corps qui ne parvient plus à suivre. La névrose n'en est donc que plus incisive, et ne le quittera plus. "Je suis sans doute le produit de mes deux parents; mais ce ne sont pas eux qui sont coupables de ce que je suis, ce sont les épreuves de mes vingt ans, mes douleurs et mes insomnies de l'époque, qui toutes ont donné à mes tares héritées une dimension dont mes parents ne sont pas responsables, eux, qui m'avaient légué des tourments tolérables et modestes, et non ces convulsions et ces cris, ces supplices inconvenants, démesurés."
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À lire également sur Anthologia : L'"Invocation à l'insomnie" de Cioran, publiée dans Précis de décomposition (1949).
Cahiers (1957-1972) :
"Après une nuit blanche, je suis sorti dans la rue. Tous les passants ressemblaient à des automates; aucun n'avait l'air vivant, chacun paraissait mû par un ressort secret; mouvements géométriques; rien de spontané; sourires mécaniques; gesticulations de fantômes; — tout était figé... Ce n'est pas la première fois que je recueille, après l'insomnie, cette impression de monde figé, déserté par la vie. — Ces veilles résorbent mon sang, le dévorent même; fantôme moi-même, comment verrais-je dans les autres les signes de la réalité?"
"Mes insomnies, je leur dois le meilleur et le pire de moi-même."
"Je n'ai connu des états de bonheur débordant qu'à la suite de troubles nerveux, d'insomnies prolongées, de douleurs sans raison, et d'anxiétés intolérables. Compensation ou conclusion naturelle ?"
"Le rôle de l'insomnie dans l'histoire. De Caligula à Hitler. L'impossibilité de dormir est-elle cause ou conséquence de la cruauté? Le tyran veille, c'est ce qui le définit en propre."
"Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n'avaient jamais été; restent seules dans notre mémoire celles où nous avons souffert, où nous n'avons pu fermer l'œil, de sorte que la somme de nos nuits est la somme de nos insomnies."
"La seule chose dont on ne puisse parler si on ne l'a pas connue, c'est l'insomnie. Ce que Shakespeare dit sur le sommeil vient d'un homme qui visiblement ne pouvait pas dormir ou dormait mal. En cette matière on n'invente pas."
"Nuit blanche. L'insomnie m'assèche les veines et m'enlève le peu de substance qui me reste dans les os. Des heures à me retourner dans le lit sans aucun espoir de perdre enfin connaissance, de m'évanouir dans le sommeil. C'est une véritable mise à sac du corps et de l'esprit."
"Insomnie, insomnie. Ce qui est curieux le long de ces nuits, c'est qu'on arrive à se réconcilier avec la mort. Or cette réconciliation est, ou devrait être, le but suprême de l'homme."
"Insomnie à la campagne. Une fois, vers 5 heures du matin, je me suis levé pour contempler le jardin. Vision d'Eden, lumière surnaturelle. Au loin, quatre peupliers s'étiraient vers Dieu."
"Une morne histoire, de Tchekhov, une des meilleures choses qu'on ait jamais écrites sur les effets de l'insomnie, ou plutôt sur l'irruption de l'insomnie dans une existence."
"Dimanche à la campagne, après une nuit d'insomnie. Tout me semble irréel dans cette belle forêt de Compiègne : y suis- je vraiment allé? Le monde n'existe que pour celui qui dort; pour celui qui veille et doit affronter le jour, tout tourne au rêve."
"J'expliquais tout à l'heure au journaliste américain quelque peu stupéfait que je suis l'œuvre de l'insomnie, que ce ne sont pas des malheurs qui m'ont amené à voir les choses telles que je les vois mais uniquement mes veilles, ces nuits où, à vingt ans, je restais des heures le front collé à la vitre, en regardant dans le noir."
"Insomnie. Au milieu de la nuit, je me suis vu produire des sensations douloureuses."
"L'époque la plus malheureuse de ma vie : de dix-neuf à vingt-cinq ans. Je ne peux pas comprendre comment j'ai réussi à tenir. Insomnie perpétuelle. Tension nerveuse qui me fatiguait et qui exigeait que je fusse couché toute la journée: j'ai passé effectivement la plupart du temps allongé, comme dans un sana. C'est pendant cette période que j'ai compris, que je me suis éveillé à l'atroce. Les vérités que j'y ai découvertes, j'ai eu beau m'employer à les oublier, je n'y suis pas parvenu."
"Je devais avoir vingt, vingt et un ans. Peut-être moins. Je souffrais d'insomnie. Avec des somnifères, j'arrivais à dormir trois, au maximum quatre heures. Je me réveillais toujours à la suite de quelque cauchemar intolérable. J'aurais dû tenir le journal de ces terribles nuits. Toutes mes réserves de poésie s'y sont écoulées. Après, je ne pouvais être que prosateur. À mesure que le sommeil revenait, je perdais ce que je pouvais avoir de lyrisme."
"Qu'est-ce qu'une crucifixion unique, auprès de celle, infiniment répétée, de l'insomnie."
"Cinq heures du matin. Silence extraordinaire, qui me donne une sensation de sécurité, mieux : de souveraineté. Il est ce qui nous manque le plus, ce qui en tout cas me manque le plus: c'est pourquoi, lorsque je le retrouve, fût-ce au cœur d'une nuit blanche, je me sens un autre homme, je jubile, je ne regrette pas l'inconscience réparatrice du sommeil. Le silence est la grande excuse de l'insomnie, la seule compensation qu'elle offre. Il faut dire qu'elle est de taille."
"De vingt à vingt-cinq ans, pendant ma période d'insomnies, je pouvais comprendre n'importe quel phénomène "surnaturel", et par pure introspection, car je le sentais en moi-même; je m'estimais capable, non seulement de le ressentir et de l'imaginer, mais encore de le produire."
"(...) Les états extatiques (ou quasi) que j'ai éprouvés dans ma vie étaient liés à mes insomnies, à l'intoxication des veilles, à la folie est au délire des nuits blanches, qui me mettaient, durant le jour, dans un état fiévreux, on ne peut plus épuisant. Si j'avais continué à ressentir des extrémités pareilles jamais je ne serais parvenu à vivre si longtemps. Je n'aurais sûrement pas dépassé la trentaine. On ne vit que parce qu'on s'est rendu indigne d'une certaine fièvre."
"Le sommeil est l'activité la plus importante et la plus profonde du vivant. Quand on y sombre, on a l'impression de rejoindre le chaos avant la naissance de tout germe et quand on en émerge, de traverser en un instant toute l'histoire de la vie, c'est-à-dire quelques milliards d'années. Le sommeil comme événement. Il est capital, et il est significatif que la plupart, sinon la totalité des suicides sont occasionnés par l'insomnie. Le sommeil guérit tout : aucun chagrin n'y résiste. Mais le manque de sommeil grossit le moindre ennui, et convertit une contrariété en catastrophe. On n'imagine pas un visionnaire, c'est-à-dire quelqu'un qui est porté vers l'exagération extrême, dormant bien. La démesure est fruit des veilles."