"Ce que j'appellerais le ciel" – Anna de Noailles, Passions et Vanités (1926)
Dernière mise à jour : 24 sept.
"Ô rêveries, c’est à vous que je dois de m’être destinée au langage de la poésie, lorsque je compris, dès mes plus jeunes années, que les éléments, l’espace, la contemplation, les sanglots explosifs et muets de l’âme ne sont pas l’échange intelligible dévolu aux vivants !"
Anna de Noailles, 1898
Ce que j'appellerais le ciel
Anna de Noailles, Passions et Vanités (1926)
La petite ville d’Évian, en Savoie, au bord du lac Léman, est pour moi le lieu de tous les souvenirs. C’est là que j’ai, dans mon enfance, tout possédé, et dans l’adolescence tout espéré. Si le parfum est le plus prompt véhicule que l’âme puisse emprunter au monde pour rejoindre le passé, l’infini, les cieux, je suis ici dans ce royaume de la mémoire.
Je reconnais les vives odeurs du lac, légères et mouvementées, où l’on discerne un parfum de marine et d’ablettes, de goudron éventé, de barques peintes et clapotantes, qui font rêver des grands ports et des voyages. À cette jubilante émanation du rivage il faut joindre l’arome matinal de la rosée des nuits, partout encore en suspens et que l’azur s’assimile ; des effluves d’herbes et de pollens qui contaminent suavement l’intacte pureté de l’air, et de fines senteurs animales : plumages volants et pépiants, roitelets, chardonnerets, merles charmants et maladroits, fardeau de la délicate pelouse.
Le lac, en été, est un satin tendu, plus soyeux que l’éther, moins que lui cristallin. Le silence, dans cette atmosphère de turquoise crémeuse, formerait un bloc de compact azur, s’il n’était disjoint de moment en moment par le bourdonnement saccadé des bateaux à vapeur, qui semblent transporter d’une rive à l’autre l’impatience aventureuse, et l’exaucement des désirs.
Là j’ai vraiment connu la joie, visiteuse forcenée, archange tumultueux qui pénétrait en moi avec toutes ses ailes pour m’entraîner, trébuchante de radieux vertige, vers les régions illimitées de l’espérance.
— Continuité des choses, jeunesse des éléments, vous que j’ai contemplées avec les yeux éblouis de l’enfance, plus brillants que le vert thuya grêlé de soleil, vous étincelez toujours, et moi je passe, bientôt j’aurai passé ! Quand mon esprit est sans cesse transformé par les arabesques des événements, semblables à la course des nuages, je retrouve toujours pareille, active, satisfaite, honnête, la petite ville rêveuse de mon enfance. Je suis au milieu de ma vie qu’encore le couvent des Clarisses, bien qu’abandonné à présent, garde dans un matin de mai sa juvénile beauté.
Mêlant mes souvenirs à la pure matinée, je vais essayer de dépeindre sa joie rustique, sa blancheur de tubéreuse, ses lignes bien tendues, qui, contenant l’azur, le silence, la musique, de frémissantes prières et le sol vivace d’un jardin ordonné, me dispensaient tour à tour le calme captivant et l’allégresse dionysiaque.
De bonne heure, le dimanche matin, sous le soleil de juillet et d’août, nous nous hâtions vers la chapelle du couvent. La route à parcourir était assez longue, moelleuse de poussière blonde, bordée d’un côté par les ronciers et les mûriers, où les volubilis, si fragiles, naissaient, disparaissaient, comme un regard et un soupir de fleur. De l’autre côté de la route, les collines s’appuyaient amicalement à l’espace, s’incurvaient pour laisser courir la ligne argentée où s’élançaient les trains, et précipitaient dans la plaine de petites sources torrentielles, qui s’abattaient en bouillonnant, en chuchotant, comme pour porter aux prairies, parmi les verts osiers, je ne sais quelle heureuse nouvelle des sommets.
J’ai, pendant mon enfance et mon adolescence, parcouru cette route avec un plaisir si fort qu’il me semble avoir failli mourir de la joie de vivre. Cette joie m’était lancée de tous les points de l’étendue, et, me frappant comme de mille balles argentines, me faisait réellement chanceler de nostalgie céleste et d’ineffable convoitise.
À mesure que nous approchions du couvent, la cloche aux sons distincts répandait à travers les clématites qui tapissaient les murailles du monastère son bruit vibrant, alerte, peiné aussi, comme émané d’un cœur fendu, trop sensible, mais brave, et qui distrait sa détresse, la rejette à mesure, et bannit de soi toute langueur. Nous arrivions. En face du couvent, la villa des Quatre-Saisons disparaissait sous la vigne vierge et les pétunias. J’éprouvais là, en regardant cette maison dans laquelle je n’étais jamais entrée, la prédilection de l’enfance pour ce qui ne lui appartient pas, et mon imagination situait en cette romanesque demeure des plaisirs sans blâme et un contentement sans défaut. Mais l’on m’arrachait à cette méditation pour me guider vers le religieux enclos.
Il suffisait de pousser une porte de bois plein, à ressorts, dont je sens encore sous ma main la résistance et la pression contrariée, pour pénétrer dans cet asile souriant, qui, chaque fois, installait brusquement dans mes yeux une image d’humble paradis, parfaitement radieux.
Dirai-je qu’en me rendant, à quatorze ans, les dimanches de juillet, dans un poudroiement de soleil et de poussière, chez les religieuses Clarisses, j’étais une enfant dévote que le service de Dieu uniquement attirait ? Non point. Certes, le dimanche matin me semblait marqué pour la joie, et pour une joie religieuse, mais j’étendais à tous les sentiments cette gravité et cette liesse.
— Jeunesse, ambition, amour, munificence, paysages infinis, je vous ai possédés au son d’une cloche de couvent, dont les vibrations glauques et liquides chantaient tous les départs, toutes les constances, et sanctifiaient la sublime générosité du désir !
Si jamais j’ai été fière d’un beau visage enfantin, triomphante d’un gai chapeau, occupée de l’ombre régulière que mes cheveux devaient former sur mon front, — enfin, si jamais j’ai ressenti la gratitude de posséder cette part individuelle du ciel qu’est l’adolescente beauté, c’est bien le dimanche matin en me rendant chez les Clarisses.
Aussi, je n’oublierai pas le jour, où, distraite, émerveillée, prêtant l’oreille aux cymbales d’argent d’un exultant azur, — et bien contente de moi, — je trébuchai, dans mes souliers d’antilope blancs, sur la pente rapide et caillouteuse où l’on s’engageait sitôt la porte du couvent ouverte, et qui, en quelques pas, menait à la chapelle. Sur cette abrupte allée, je tombai donc. Jamais, en aucune occasion où j’étais en défaut, on n’eût pu me faire croire que le monde entier ne me voyait pas ; mon cœur, bondissant et ne connaissant pas de limites, communiquait avec l’univers, et je croyais à la réversibilité de ce prodigieux mirage. Ce matin-là, les fidèles vêtus avec recherche arrivaient en rangs pressés et ma faiblesse était évidente, leurs regards s’en assuraient, je pouvais à peine me relever. Le pied endolori, je marchais avec difficulté vers l’église.
L’orgueil, si nécessaire à l’amour et au plaisir, et qui, dès l’enfance, mène au fond des êtres sa tragédie éternelle, m’avait abandonnée. Dans la chapelle, gorgée pour moi de promesses, je me sentis frustrée de cette fierté paisible, audacieuse, avec laquelle, à l’ordinaire, et tandis que se déroulait la messe, je rêvais à toutes les suavités, à toutes les possessions de la terre !
— Indicibles rêveries brûlantes, qui, comme autant d’équateurs traversant en tous sens le globe, me transperciez de mille flèches torrides, vous par qui j’ai régné sur le monde en suffoquant d’extase solitaire, par qui j’ai été comme un jeune tyran qui veut gouverner les peuples pour les combler de bienfaits et pleurer ensuite aux pieds de ses propres esclaves du regret de n’avoir pu leur donner plus encore, — ô rêveries, c’est à vous que je dois de m’être destinée au langage de la poésie, lorsque je compris, dès mes plus jeunes années, que les éléments, l’espace, la contemplation, les sanglots explosifs et muets de l’âme ne sont pas l’échange intelligible dévolu aux vivants !
L’église aux murs d’un blanc bleuâtre retenait dans son frais abri cette paix absolue, cette majesté simple déférée aux lieux consacrés, qui ne sont saturés que d’un seul parfum, d’une seule et obstinée et rayonnante pensée. Qu’il m’était doux de pénétrer dans cette atmosphère éthérée, de porter le joug léger et ennoblissant de la subtile présence divine, de me sentir contrainte, soudain, en tous mes gestes, en tous mes éclats de voix, et appelée à comparaître, ainsi modifiée, devant le Roi des Rois, qui me reconnaissait, me commandait des devoirs difficiles et nouveaux transmis par mon livre de prières, et ne me jugeait pas indigne de les accomplir !
L’église est aujourd’hui fermée, mais je n’ai rien oublié de l’ameublement naïf et ingénieux de ce vaisseau des rêves. Avant la messe, tandis que nous prenions place dans les bancs à qui le frais encaustique communiquait une odeur de miel et d’abricot séché, les religieuses erraient à pas de chevreuil dans leur neigeuse église. Leur vêtement de bure, comme leur silencieuse démarche, les apparentait à ces timides animaux des forêts. Elles disposaient les chaises, les lourds chandeliers, les pots de fleurs et les bréviaires dans un ordre rituel et mystérieux, avec une adresse étouffée, immanquable et tendre, mais elles paraissaient néanmoins hésitantes et comme saisies de la crainte de troubler un sommeil auguste, et de faire, par un geste trop accusé, s’écrouler sur elles le poids mystique de l’édifice qu’elles aménageaient en tremblant.
Il est des fleurs qui ne croissent que pour les couvents : fleurs prédestinées qui ont la vocation de l’autel et renoncent aux abeilles pour écouter le léger bourdonnement que fait la voix de l’enfant de chœur. Je n’ai vu ni dans les campagnes, ni dans les jardins, observés par moi avec tant d’amour, mais seulement chez les religieuses Clarisses, ces hautes quenouilles de pétales bleus, cierges d’azur vivant qui s’élançaient au pied des statues de sainte Colette et de sainte Claire. Ah ! que ces statues innocentes, violentes, m’étaient chères ! Excès des visages religieux, ascension de l’âme, transports des regards, combien déjà vous me plaisiez ! Si, comme dit Gœthe, le meilleur de l’homme est l’émotion, le tremblement, avec quel respect ne devons-nous point considérer ces créatures frappées de la foudre, saisies et maintenues dans un état de commotion sacrée, et que revêt le déploiement dramatique des plus passionnées facultés de l’être ?
Ainsi, autour d’une humble église de petite ville, située au bord d’un rivage, la vie humaine se déroule. C’est, selon les saisons, l’odeur des foins, des vendanges, du bois scié, du laitage, du fumier même. Les pauvres travaux assidus des paysans, ou bien les amusements frivoles des voyageurs qui assaillent pendant les mois étincelants une petite cité aux belles fontaines, recouvrent de leur tristesse ou de leur joie légère les rues gracieuses et les campagnes. Mais qu’on approche de l’église, qu’on pousse la porte, et voici qu’éclate, permanente et dans le silence, la tragédie de l’amour indompté ! Un autel, un crucifix, du sang, des larmes, un Dieu qui meurt, des visages peints, frappés de la foudre, des yeux élancés, des cœurs qui se rompent sous des mains qui les compriment, c’est une immense fuite de la vie, arrêtée et fixée dans le moment de son sublime départ ! « Nul n’a un plus grand amour, dit l’Écriture, que de donner sa vie pour son ami. » Ici l’on aimait et l’on mourait. Cet attrait palpitant de l’adolescence pour la douleur, — sommet où le plaisir a son achèvement et se fait porter par l’indicible ivresse au-dessus du trépas, — qui plus que moi l’aura jamais connu ? Donc, petite fille, pendant le service divin, je regardais longuement, à travers les fusées de fleurs bleues, les statues de sainte Colette et de sainte Claire ; je me tourmentais du désir de savoir laquelle de ces deux saintes en leur sombre peinture marron, le pur visage rose levé vers la nef, le cœur visible et transverbéré, laquelle des deux était la première, la plus estimée, la plus méritante, la plus aimée de Dieu. Je voulais le savoir pour plaindre l’autre, pour compatir à l’infortune de son rôle secondaire, pour la dédommager, par ma tendresse et ma confiance, de cette situation diminuée, que je jugeais, dans ma fierté, difficilement acceptable. Un oratoire était consacré à saint François de Sales, mais cette statue-là était d’un paisible aspect ; l’archevêque de Genève ne me plaisait pas ; son visage à barbe carrée, son regard d’un bleu sec, son surplis de broderie, — tel enfin que le représentait l’imagier, ne retenait pas mon cœur ; cette fois-ci, le peintre nous séparait.
À la fin de la messe, au moment où, peut-être, ma turbulence contenue d’enfant eût pu commencer à se lasser du divin climat de l’église, éclatait le chant charmant et psalmodié des religieuses agenouillées dans un banc à nos côtés, auquel répondaient, de derrière un noir grillage lustré qui faisait le fond de la chapelle, les religieuses invisibles, vierges cloîtrées que nul ne peut approcher, et dont le mélodieux murmure m’emplissait d’une surprise, d’une révélation sacrées.
Ils ne connaîtront point cet émoi, ceux qui, sollicités comme je l’étais par les phares aux mille feux de la vie avenante, n’entendront pas soudain, pendant quelques instants, le souffle mystérieux des recluses : remous de voix enfermées, flots retirés de l’Océan et de tous les rivages, et qui consentaient à rester arrêtés dans l’extase, au fond de la vasque perdue qu’est un petit cloître de province, pour refléter uniquement le ciel ! — Chères voix sans orgueil, sans volonté, sans projets, symbole du détachement humain, soyez bénies pour m’avoir prouvé l’amour absolu et son abandon reposé !
C’est avec hâte, et un matinal appétit de bavardage dont nous venions d’être privés, que nous quittions la chapelle pour nous retrouver dans le jardin du petit monastère. Le soleil y tombait avec une passion directe, et comme les pigeons s’abattent sur les écuelles de maïs. L’éther pétillait d’allégresse, et distribuait un contentement immédiat, qui semblait devoir être éternel. Les guêpes et les abeilles, fileuses de l’air et du soleil, élançaient le courant chaud de leur vol, faiblement bourdonnant. Tout était bonheur, envolement, confiance, plénitude ! Nous restions là, un peu intimidés par cette demeure secrète de bois clair et verni, où les corps se faisaient furtifs, impondérables. Bientôt, les humbles sœurs, quittant à leur tour la chapelle, nous rejoignaient. Quelle grâce sur le plus rude, sur le plus ingrat visage ! De même qu’ils ont des fleurs uniques, les couvents possèdent les regards incomparables, — non point beaux et séduisants, mais pareils à la musique, à la charité, à l’humilité, à l’espérance, et qui brûlent de plaisir.
Petits yeux pointus et champêtres d’une religieuse au visage plus mal établi que ne seraient une chaise ou une table inutilisables, bien petits yeux qui rayonniez au-dessus d’un large sourire campagnard aux dents abîmées, vous étiez plus accueillants et plus rassurants par vos baies étroites où s’entassait comme une récolte serrée la puissance miraculeuse des cœurs dévoués, que les splendides maisons des villes, à l’heure nocturne où toutes leurs fenêtres répandent une clarté qui défie le jour ! — Bonnes religieuses, heureuses à force de vertu, et, qui, bien qu’épaisses et sans grâce, étinceliez dans votre couvent autant que la pâquerette ravie sur sa touffe d’herbe matinale, vous ne connaissiez qu’un moment bien pénible, c’est quand nous vous tendions, en prenant congé de vous, notre poignée de main d’enfants respectueux. Votre embarras épouvanté, qui nous troublait fort, avait des raisons profondes ; vous étant données à Dieu un jour et pour toujours, et dans un ouragan d’anéantissement, vous ne saviez plus au juste ce dont vous pouviez disposer encore, et certes vos mains, vos robustes et timides mains dissimulées dans vos larges manches en sombre lainage franciscain, vous semblaient réservées à seul maître, et ne pas devoir être un lien de complicité avec le monde. Et puis, chères et saintes filles, nous étions à vos yeux des enfants de riches, et, — je vous en demande pardon, — vous nous considériez avec déférence. Votre spontanée et ferme humilité se réjouissait de tous les obstacles, de toutes les distances ; vous contempliez ces distances avec béatitude, vous choisissiez de vous maintenir à la dernière place, ô vous à qui je n’apportais rien qui vous fût profitable, et qui, en échange, m’avez donné un long rayon de poésie…
Tandis que nous causions avec l’une des religieuses, le jardin du cloître s’animait. Un vieillard mendiant arrivait sur ses béquilles, sans fausse honte, se sachant attendu et apprécié chez les sœurs. Il s’asseyait sur un banc de bois, parmi les fleurs, dans une portion de monastère bocager où se fût complu l’ange de l’Annonciation, et qu’embaumait la molle odeur vanillée des pétunias. Il prenait des mains d’une des religieuses le bol de soupe quotidien ; un autre mendiant venait faire panser une plaie, et si pure était la joviale netteté de ces lieux, que la corruption de la chair n’en altérait pas la juvénile et salubre candeur.
Un vieil ami de notre famille, dont la véhémente nature enchanta notre enfance, s’était fait notre guide religieux, tenace et emporté ; il avait vécu dans l’impénitence jusqu’à l’approche de la vieillesse et puis s’était jeté dans une dévotion violente, raisonneuse, pittoresque, inique, imperturbable. Nul n’aimait la musique plus que ce vieil ami, il vénérait Mozart à l’égal de saint Thomas, et eût renoncé peut-être à ses chances de paradis qu’il organisait avec âpreté, s’il eût pensé que Dieu n’était pas harmonie au moins autant que charité.
C’est ainsi qu’il contraignit un jour les Clarisses à établir dans leur monastère le plain-chant de Guy d’Arezzo. Ce nom nous émerveillait : messager d’Italie que du haut du ciel saint François envoyait aux filles de sainte Claire ! Rien n’était plus touchant que de voir ces douces femmes empressées autour de notre ami, l’écoutant, le craignant, renonçant avec peine à leurs modestes cantiques romanesques accompagnés par le souffle court de leur petit orgue, mais fières d’être instruites et gourmandées par un monsieur des villes, et se résignant à entonner cette musique unie, qui privait leur cœur innocent de sa secrète sensualité. La plus vieille de ces femmes était si transparente que je ne puis la comparer qu’aux pétales macérés que j’ai vus dans de l’eau de fleurs de lis ; la plus jeune, au contraire, avait la teinte excessive de la rouge calcéolaire ; sa timidité lui faisait à jamais un masque écarlate ; dans le paradis même elle eût choisi d’être la servante de Marthe, qui fut la servante de Marie. Je me risquais un jour à demander à la moins affinée, à la plus sociable d’entre elles, comment elle supportait les monotones travaux de sa vie.
— Eh bien ! — me répondit-elle avec un grand rire modeste, — on pense au ciel !
Donc, ces humbles femmes, groupées sur un radieux rivage dont elles ne recevaient que la bleuâtre buée et la rumeur amortie, pensaient au ciel. Hier, en visitant leur couvent désormais abandonné, je me suis répété ces mots : Là, des cœurs appliqués, simples, éblouis, pensaient au ciel !
Ni les astronomes, dont le regard déchiffre l’arithmétique étourdissante des nuits et dont l’âme écoute ce chant des sphères dont parle Pythagore ; ni les poètes, qui, dans leur solitude anxieuse ou sereine, ont fait de l’étendue leur compagne secrète, n’ont connu un tel exclusif amour du ciel.
Je suis restée à rêver dans ce désordre des fleurs et des bâtiments. L’aimable allée brusque et caillouteuse que le mendiant infirme parcourait dignement, l’allée où, jeune fille, je suis tombée avec une confusion que l’amour-propre rendit extrême, est envahie à présent par les branches des aubépines, des cytises, des lilas, des épais magnolias, au feuillage vernissé, qui n’ont plus leur faste ciselé, mais, faute de soins, retournent à la barbarie. Les fleurs pourpres des marronniers jonchent le sol, parure inutile, grains de grenade moelleux qui pourrissent à terre. Le petit cloître qui borde le jardin est fermé ; des enfants pauvres, aux pas encore mal assurés, essaient tout seuls, avec la morne gravité si poignante des petits indigents, leurs premiers jeux, dans ce silence qui regrette et pleure des âmes. Les cloîtres fermés sont des tombeaux sans morts, autour de qui voltigent de légers reproches, semblables au vol désemparé et aux longs cris d’adieu des hirondelles.
Je pense à vous, innocentes congrégations rêveuses, pour qui le mot ciel avait une signification précise, impossible pour nous, mais toujours désirée !
Je m’approche de la chapelle ; mon cœur se serre. L’escalier de granit, la porte close sont encombrés de vils objets. Parmi ce désordre je vois les débris d’un berceau d’osier, petit lit de paysan qui se dénatte, usé par le soleil et les pluies. Les splendides glycines, tout imbues d’elles-mêmes, semblent repliées sur leur propre parfum et rêvent à l’écart du monde. Mes mains voudraient déblayer d’abord, et puis forcer la porte barrée de la chapelle pour me permettre de goûter une fois encore à l’eau aérienne de ce puits de songe et d’amour. Mais personne n’entre plus dans l’église désaffectée.
Quoi ! je suis séparée ainsi de ma jeunesse, séparée de la jeune fille que j’étais et que j’allais revoir, là, sur le prie-Dieu de bois et de rouge velours où, tantôt distraite, tantôt absorbée, elle posséda la seule part de sa destinée qui ne fut point déchirante ? Ce n’est que du dehors que je puis contempler les vitraux bleuâtres et violacés, ce mensonge béni qui colorait l’air intérieur de la chapelle de la teinte des golfes, et me plongeait vivante dans le même azur sombre qu’habitent les récifs de corail, les perles orgueilleuses et la méduse rose, fleur écumeuse et spasmodique des mers…
Et elles, où sont-elles allées, ces recluses et demi-recluses qui pensaient au ciel ? L’idée fixe céleste semblait être piquée sous leur front comme les lucioles dans la prairie du soir. Humbles lampes naturelles, elles prenaient leur place parmi ce qui brille et médite, entre les phalènes et les astres.
Hormis la candide beauté du monde, que tout est soudain triste ici ! Je me retire, je m’assieds sur le coin d’un banc demeuré là. Je rêve à ce que fut la vie. J’ai voulu toutes choses ici-bas et, si je songe, je m’aperçois que je n’ai rien voulu qui ne fût le ciel. Et lequel d’entre nous, parmi les humains enflammés d’une digne et douloureuse ambition, a cherché quelque chose d’absolu, de profond, de durable qui ne soit pas le ciel ? Le ciel, non point comme l’entendaient ces simples femmes en prière, ni comme l’entendent les croyants et les prêtres, mais ce ciel qui est le rêve et l’infini, qui a pénétré le désir des hommes, qui les sollicite par l’orgueil, la passion, le courage, la pitié, le besoin d’éternité et le spectacle de la mort ; ce ciel qui ne nous laisse plus de repos en ce qui concerne la possession des trésors de la vie ! Je me reporte sans cesse au puissant soupir de Septime-Sévère, assis sur une des collines de Rome, et regardant mélancoliquement du côté d’Albe-la-Longue : « J’ai été tout, murmurait-il, et tout n’est rien. » Pourrons-nous nous résigner à ce néant, à cet immense désert ?
Et quand Bonaparte en Italie, épuisé de gloire et d’inquiétude amoureuse, distrait de ses sublimes victoires par son amour pour son amie, écrivait de Tortone, un soir, une lettre qui tomba à Milan dans une salle du palais Serbelloni, ou à Paris, rue Chantereine, sur les genoux nonchalants de Joséphine, — lettre dont j’ai retenu ces deux mots haletants, harassés : « Mourir ensemble… » — le vainqueur du monde pensait au ciel.
Il pensait au ciel, Beethoven, dont les grandes houles gémissantes, pareilles aux océans tourmentés par leurs chaînes profondes, se soulevaient vers les astres ; Rousseau, qui fuyait les villes pour s’élever, le cœur contracté d’amertume, vers les campagnes neigeuses où fleurissent la gentiane bleue et le frais arnica ; ils pensaient au ciel, tous ceux qui, exaltés ou déçus, nous ont laissé le témoignage de leur terrestre exil.
Et quand, entre deux êtres qui se sont aimés, tout est passé, brisé, quand les époux, les amants ont vu s’évanouir les suaves illusions qu’ils avaient promis de rendre éternelles, il reste encore entre eux un lien indéfinissable, qu’aucune combinaison humaine ne pourrait plus renouer ni satisfaire, mais dont l’âme a bien la connaissance ; lien puissant, saturé de mélancolie, d’espérance sans but et sans moyen, mais qui ne se lasse pas, et que j’appellerais le ciel…
Mai 1913.