Arthur Schopenhauer : Curriculum Vitae
Arthur Schopenhauer
Lettres
Dresde, 31 décembre 1819.
À LA FACULTÉ DE PHILOSOPHIE DE L’UNIVERSITÉ ROYALE FRIEDRICH-WILHELM DE BERLIN
Très honoré Monsieur le doyen !
Très estimés Messieurs les conseillers
et assesseurs de la Faculté de Philosophie !
Par la présente, je m’adresse à vous avec la demande la plus humble de bien vouloir me donner l’autorisation et la légitimation pour enseigner, à votre université, la philosophie et toutes ses autres parties. Afin que vous puissiez prendre en considération et discuter si j’ai les capacités requises pour ce métier et si je suis digne de cet honneur, je joins mes écrits publiés à ce jour, à savoir la thèse De la quadruple racine du principe de raison suffisante, le traité De la vision et des couleurs et les livres sur le monde ou le système de la philosophie.
Je joins également à cette lettre le diplôme de mon titre de docteur décerné par la vénérable Faculté de Philosophie d’Iéna.
Pour vous permettre également de considérer la conduite de ma vie, je fais suivre, comme c’est l’usage, l’esquisse de ma carrière qui, eu égard à mon âge déjà avancé et aux multiples méandres du parcours de ma vie, ne pouvait qu’être plus vaste qu’à l’ordinaire.
(...)
[Annexe]
Curriculum vitae d’Arthur Schopenhauer, docteur en philosophie
Naturam expelles furca, tamen usque recurret.
Chasse la nature avec une fourche, elle reviendra au galop.
(Horace, Epist. 10, 24)
La tâche de raconter le cours de ma vie évoque dans mon cas beaucoup plus de souvenirs à raconter que pour la plupart des autres qui doivent faire le même travail. Ceci découle du fait que le métier que je poursuis, l’activité érudite à laquelle je me suis consacré, ne m’ont pas été facilités, comme pour la plupart, par le hasard ou par le soin prévoyant d’autres personnes, car je les ai choisis moi-même ; le chemin qui m’a mené à ma situation actuelle, loin de m’être frayé ou préparé, m’a au contraire été barré et fermé, au point que je n’en avais au départ aucune idée.
Je suis originaire de Dantzig, où j’ai vu le jour le 22 février 1788. Mon père était Heinrich Floris Schopenhauer, ma mère qui vit toujours, rendue célèbre par toute une série d’écrits, est née Johanna Henriette Trosiener. Il s’en est fallu de peu que je ne sois devenu Anglais, car ce n’est que peu avant l’accouchement que ma mère quitta l’Angleterre pour rentrer dans sa patrie.
Mon excellent père était un riche commerçant et conseiller à la Cour royale polonaise, quoiqu’il ne permît jamais qu’on l’appelât ainsi. C’était un homme sévère et irascible, mais d’une irréprochable intégrité et loyauté, d’une fidélité inébranlable, doué avec cela d’une perspicacité remarquable dans les affaires commerciales. Je ne saurais exprimer par des mots tout ce que je lui dois, même si la carrière à laquelle il avait décidé de me préparer, et qui bien entendu était la meilleure à ses yeux, ne correspondait pas à mon esprit.
Je pus accéder suffisamment tôt à des connaissances utiles ; par la suite je ne manquai ni de liberté, ni de loisir, ni de tous les autres moyens nécessaires pour poursuivre l’unique but pour lequel je suis né, à savoir les arts libéraux ; enfin plus tard, à un âge plus mûr, j’ai bénéficié spontanément d’avantages dont seule une minorité de mon espèce et de ma trempe a la chance de jouir, à savoir le temps libre et une existence entièrement exempte de soucis ; avantages qui me permirent, plusieurs années durant, de me consacrer exclusivement aux études les moins fructueuses financièrement parlant, à des investigations et méditations de la plus difficile espèce, et enfin de coucher sur le papier mes recherches et réflexions sans être distrait ni dérangé par rien — si j’ai pu faire tout cela, c’est grâce à cet homme :
Nam Caesar nullus nobis haec otia fecit.
« Car nul empereur ne nous a laissé un tel loisir. »
(Giordano Bruno)
Voilà pourquoi, aussi longtemps que je vivrai, je garderai toujours dans mon cœur les indicibles mérites et bienfaits du meilleur des pères, en considérant sa mémoire comme sacrée.
Lorsqu’en 1793 le roi de Prusse, le plus haut des pères régissants, soumit à son règne la ville de Dantzig, mon père qui appréciait tout autant la liberté que sa ville natale, ne supporta pas la vue de la chute de la vieille République ; quelques heures avant l’occupation par les troupes prussiennes, il quitta donc la ville avec sa famille, passant la nuit dans sa maison de campagne afin de pouvoir partir à Hambourg dès le lendemain. Or ce n’est pas sans perdre une grande partie de sa fortune qu’il réussit à s’affranchir avec sa famille du destin de Dantzig ; car — mis à part le changement de lieu extrêmement défavorable pour un commerçant, et les mauvaises ventes dans des circonstances aussi désavantageuses — il fut obligé de surcroît de donner au trésor public un dixième de tous ses biens, en échange de quoi il fut déclaré libre et exempt de toute obligation envers la ville.
C’est ainsi que dès ma plus tendre enfance, à l’âge de cinq ans, j’étais sans patrie ; d’ailleurs, je n’ai plus jamais trouvé d’autre patrie depuis. Car même si à partir de cette époque et jusqu’à sa mort, mon père était domicilié à Hambourg et qu’il y tenait un commerce, il refusa de compter parmi les citoyens et y habita en résident, selon les lois des étrangers en vigueur dans cette ville. Or il avait décidé que son unique fils et seul héritier à cette époque — ma sœur naquit dix ans après moi —, devait devenir un commerçant respectable, ainsi qu’un homme du monde doté d’une éducation distinguée. À ces fins, il estimait qu’un apprentissage parfait du français était nécessaire. Lorsqu’en 1799 il entreprit un voyage d’agrément en France et en Angleterre, il m’emmena donc avec lui, alors que j’étais dans ma dixième année et que j’avais jusqu’ici bénéficié de l’enseignement des disciplines habituelles dans un institut privé.
Après m’avoir montré Paris, il me conduisit au Havre (Havre de Grâce) où il me laissa chez un ami commerçant pour que je devienne si possible un Français à part entière. Ce cher homme bon et doux me traita comme son propre enfant et me donna la même éducation que son fils du même âge. Les instituteurs privés qui venaient à la maison nous enseignèrent toutes les connaissances et techniques appropriées à notre doux âge, de sorte qu’à côté du français, j’appris nombre d’autres choses, et même un peu de latin, mais ce plutôt pour en prendre simplement note, et dans le but général de ne pas être entièrement dépaysé le jour où je tomberais sur un mot latin. Dans cette ville accueillante située à l’embouchure de la Seine et de la côte maritime, je vécus ainsi les temps les plus heureux de mon enfance.
Après un séjour de plus de deux ans et avant la fin de ma douzième année, je rentrai seul à Hambourg en bateau. Mon bien-aimé père se réjouit énormément lorsqu’il m’entendit bavarder comme si j’étais un Français ; par contre j’avais oublié ma langue maternelle à tel point que je ne comprenais les autres qu’avec difficulté. À Hambourg, je fus alors inscrit dans un institut d’éducation privé qui était fréquenté par des fils de Hambourgeois notables et aisés, et dont le président était le Dr. Runge, également auteur d’un écrit pédagogique. Sous la direction de cet homme remarquable et des autres maîtres enseignant dans cet institut, j’appris tous les fondements utiles pour un commerçant et convenables pour un lettré. Mais malheureusement on ne consacrait qu’une heure par semaine au latin, et ce de façon peu sérieuse et plutôt pour des questions de forme. Je bénéficiai de cet enseignement pendant presque quatre ans.
Or, bien avant la fin de cette période, je fus saisi par un fort penchant pour la carrière de savant, et je priai instamment mon père d’accéder à mon désir et de ne pas me laisser devenir commerçant. Mais il montra à cet égard la plus grande répugnance et ne céda pas, suivant en cela d’après lui mon seul intérêt. Comme je réitérai toujours la même demande, nullement découragé ni fatigué par ses refus, et que le Dr. Runge attesta que je possédais des facultés intellectuelles différentes et plus hautes que celles requises par un commerçant, l’obstination de mon père se brisa, ou du moins vacilla, au point qu’il se montra prêt à donner son accord, quoiqu’à contre-cœur, pour me faire entrer au Lycée. Comme son amour paternel était avant tout attaché à mon bien-être et que par association d’idées dans son esprit, la qualité de savant était inséparablement liée à la pauvreté, il crut bon de veiller avant tout à prévenir suffisamment tôt ce danger menaçant. Il décida par conséquent de me faire chanoine de Hambourg et commença à s’occuper des conditions requises dans ce but.
Mais comme il ne put consentir immédiatement à dépenser une somme effectivement très élevée, la décision touchant au changement de ma carrière fut retardée. À cause de cet ajournement, mon père nourrit de nouveaux espoirs pour me faire dévier de mon idée. L’emploi de la violence à cette fin lui fut interdit par son respect inné de la liberté de chaque homme. Mais il n’hésita pas à me séduire par la ruse. Il savait que j’étais fort avide de voir le monde et que je désirais vivement retourner au Havre pour revoir mon cher ami. C’est pourquoi il m’annonça qu’au printemps prochain, il allait faire avec sa femme un voyage d’agrément assez long, dans une grande partie de l’Europe, et que je pouvais participer à ce tour magnifique où j’aurais également l’occasion de revoir Le Havre, à condition de lui promettre qu’ensuite je me consacrerai entièrement à mon métier de commerçant ; en revanche, si je tenais au projet de ma carrière de savant, je devrais rester à Hambourg pour apprendre le latin. C’était à moi de choisir.
Mon cœur d’adolescent ne put résister à une telle tentation : après avoir réfléchi à l’affaire, comme il me l’avait demandé, je lui fis cette promesse. C’est ainsi qu’au printemps de l’année 1803, je quittai Hambourg avec mes parents, après avoir entamé ma seizième année. Nous vîmes d’abord la Hollande et de France nous nous rendîmes en Angleterre. Après un séjour d’un mois et demi à Londres, mes parents poursuivirent leur voyage vers l’intérieur de l’Angleterre et vers l’Écosse, tandis que je fus confié à un prêtre anglais habitant dans les environs de Londres afin d’apprendre en profondeur la langue anglaise, ce qui me réussit assez bien pendant les trois mois de mon séjour.
Arthur Schopenhauer en 1832
Après le retour de mes parents à Londres, je les rejoignis et après un nouveau séjour d’un mois et demi, nous retournâmes en Hollande, d’où nous nous rendîmes en Belgique et à Paris pour y passer la plus grande partie de l’hiver. De là je me rendis également une nouvelle fois au Havre. Ensuite nous vîmes Bordeaux, Montpellier, Nîmes, Marseille, Toulon et les îles d’Hyères. Après avoir visité Lyon, nous allâmes en Suisse. Après la complète traversée du pays, nous allâmes à Vienne, de là à Dresde et à Berlin, enfin à Dantzig. Après avoir ainsi revu notre ancienne patrie, nous retournâmes à Hambourg dans les premiers jours de l’année 1805, après une absence de presque deux ans.
Il est clair que, d’un certain point de vue, ce long voyage aura vu passer inutilement deux années d’adolescence qui de coutume servent à l’apprentissage des disciplines et langues classiques ; et pourtant aujourd’hui encore je me demande si ce voyage n’a pas été fécond au point de compenser, voire de surpasser les avantages perdus. Car dans ces années d’éveil de la puberté — où l’âme humaine témoigne si bien de la plus grande ouverture aux impressions en tous genres qu’elle réclame avec curiosité et de la plus grande ardeur à recevoir et à connaître les choses —, mon esprit n’a pas été rempli, comme c’est la coutume, avec des mots vides et des récits de choses dont il ne pouvait avoir encore de connaissance juste et concrète, ce qui engourdit et épuise la perspicacité initiale de l’entendement ; en revanche, il a été nourri et véritablement instruit par l’intuition des choses et ainsi il a appris ce que les choses sont et comment elles sont avant de s’approprier les opinions traditionnelles sur leur constitution et leur transformation.
Je me réjouis en particulier du fait que ce processus de formation m’a habitué suffisamment tôt à ne pas me contenter du simple nom des choses, et à fermement préférer au bruit des mots l’observation et l’examen des choses elles-mêmes et leur connaissance provenant de l’intuition, ce qui m’aura préservé du danger de confondre les mots et les choses. Je ne regrette donc aucunement ce voyage. Toutefois je me retrouvai avec un désavantage infiniment plus grave et à vrai dire déplorable. Car une fois rentré à Hambourg, je dus tenir parole et me consacrer, sans échappatoires possibles, au métier de commerçant. C’est pourquoi j’entrai en apprentissage chez un illustre commerçant et sénateur de Hambourg.
Or jamais il n’y eut plus mauvais commis que moi. Toute ma nature répugnait à ces affaires ; toujours tourné vers autre chose, je délaissai mes obligations et jour après jour je ne pensai qu’à gagner du temps, pour pouvoir me consacrer aux livres une fois chez moi, ou au moins pour pouvoir me repaître de pensées et d’images. Aussi, je cachai toujours des livres sur le comptoir, dont je me délectai dès que je n’étais plus surveillé. Lorsque GALL, le célèbre fondateur de la phrénologie, donna des cours à Hambourg, je trompai chaque jour mon maître par des ruses et des mensonges afin de pouvoir assister régulièrement à ses cours.
Mis à part ces traits de caractères, un profond abattement me rendit récalcitrant et pesant à l’égard des autres, en partie parce que les distractions continuelles, auxquelles m’avait habitué le long voyage, avaient désormais cédé la place à une occupation détestée et à la pire des servitudes, en partie parce que je comprenais de plus en plus que j’avais choisi une mauvaise voie pour ma vie — erreur que je désespérais de ne jamais pouvoir rattraper. À ce malheur vint alors s’ajouter bientôt un terrible coup du destin : mon père bien-aimé me fut subitement arraché par une mort cruelle et soudaine, survenue par hasard. Suite à ce deuil, l’enténèbrement de mon humeur s’accrut au point de n’être plus très éloigné d’une réelle mélancolie.
Bien que je fusse déjà pour ainsi dire mon propre maître, et que ma mère ne s’opposât à moi en rien, je continuai à occuper mon poste chez le négociant, en partie parce que l’immense douleur avait brisé l’élan de mon esprit, en partie parce que j’avais mauvaise conscience de révoquer tout de suite après sa mort les décisions de mon père, enfin parce que je me croyais d’un âge trop avancé pour encore apprendre les langues anciennes. Je ne me doutais pas que le destin allait me traiter comme Sibylle traita jadis Tarquin. Je passai chez ce commerçant presque deux années qui furent perdues, sans utilité aucune. À la fin de cette période, torturé par une insupportable douleur psychique, je m’épanchai dans des lettres adressées à ma mère, qui se trouvait alors déjà à Weimar, avec des plaintes déchirantes sur le but avorté de ma vie, sur la perte irréparable de mes forces et de ma jeunesse attelée à un travail insignifiant, enfin sur mon âge avancé qui ne me permettait plus d’abandonner la carrière choisie pour en commencer une autre.
Le célèbre FERNOW, un homme doté de talents vraiment remarquables et à cette époque un ami intime de ma mère, regarda ces lettres, ce qui le motiva, alors que par ailleurs je lui étais inconnu, à m’écrire en retour, me faisant comprendre que le temps perdu pouvait être rattrapé, en citant à témoin son propre exemple et celui d’autres savants qui n’avaient entamé leur carrière que très tard, me conseillant de tout abandonner pour me jeter dans l’apprentissage des langues anciennes. Après la lecture de cette lettre je fondis en larmes, et ma décision fut immédiatement prise, alors que de coutume je suis plutôt hésitant. Après avoir porté la démission à mon maître, je pris tout de suite la route de Weimar.
C’était au début de l’année 1807, alors que ma dix-huitième année venait de se terminer. Conformément aux conseils de FERNOW, je me rendis alors à Gotha, où je fus accueilli comme élève dans le célèbre et florissant Lycée de cette ville. Mais à cause de ma totale ignorance des langues anciennes, je ne pus assister qu’aux cours donnés dans ma langue maternelle. Or DÖRING, l’illustre directeur du Lycée, me donna chaque jour un cours privé de deux heures durant lesquelles il m’initia aux fondements du latin, car mon ignorance de cette langue était si vaste que j’eus d’abord à apprendre la déclinaison et la conjugaison. Mais bientôt, en vertu de mes très rapides progrès, DÖRING me prédit un avenir brillant et glorieux, suite à quoi je repris espoir, m’élevant peu à peu au-dessus de mon abattement et de mon découragement, et c’est avec grande fraîcheur et vitalité que je poursuivis le but fixé.
Mais, ô nouveau malheur ! je n’avais pas encore appris à me garder des plaisanteries dangereuses, ce qui provoqua ma chute. Un professeur du Lycée nommé SCHULTZ, qu’à ma connaissance je n’ai jamais vu, s’était exprimé de façon négative dans un quotidien sur les cours en allemand de la classe d’élite dont je faisais partie, et je m’étais à table joyeusement moqué de ses jugements. On lui rapporta mes audaces et il s’ensuivit que DÖRING annula mes cours privés. Il m’assura en même temps qu’il avait tout particulièrement apprécié le fait de me donner des cours, mais qu’il avait à tenir parole ; il exprima également le souhait que je reste au Lycée et que je prenne des cours privés avec quelqu’un d’autre, ce que je ne voulais pas. À la fin du semestre, je quittai donc Gotha et me rendis à Weimar, où l’illustre PASSOW, à présent professeur à l’Université de Breslau, me donna des cours privés de latin et bientôt également de grec. Plus tard, il se limita au grec, pendant que je bénéficiais des cours de conversation latine de LENZ, l’excellent directeur du Lycée de Weimar, sans doute inégalable en ÉLOQUENCE latine. Je suis redevable de la plus grande gratitude à l’égard de ces deux hommes remarquables et hautement méritants.
Quant à moi, poussé par la soif de savoir, je m’efforçai, parfois fébrilement, avec une assiduité infatigable, une grande application et un travail acharné, de réparer les dégâts de mon passé et de regagner par un labeur tardif le fruit perdu de tant d’années. Avare de loisir, mais pas de l’argent nécessaire à l’acquisition des moyens utiles, j’étais penché jour après jour jusqu’à minuit sur mes livres et papiers avec ardeur, comme si je devais me battre pour nourrir et pourvoir aux nécessités quotidiennes de mon corps. Aussi je n’habitais pas chez ma mère, mais dans la même maison que PASSOW, ce qui me permit de toujours avoir mon maître à proximité. C’étaient de loin les langues anciennes qui m’occupaient le plus ; par ailleurs je travaillais, uniquement à l’aide de livres, la mathématique et l’histoire auxquelles j’avais déjà été initié avant.
C’est ainsi que je passai deux ans à Weimar, après quoi mes maîtres me déclarèrent prêt pour l’université, et pour dire la vérité je suis en droit d’affirmer, même si cela peut paraître étonnant, que pendant ces deux ans et demi j’ai réparé tous les dégâts dus aux déficiences du passé. Comme j’ai pu le constater plus tard, la preuve réjouissante en était que souvent, lorsque l’occasion se présentait à l’université, j’égalais les autres étudiants dans la connaissance des langues anciennes, et je surpassais souvent la plupart d’entre eux, voire parfois les philologues eux-mêmes. Ceci provient au moins partiellement du fait qu’étant en grande partie αυτοδιδαχτος [autodidacte], j’avais lu bien plus de classiques que n’auraient pu le faire ceux qui avaient fréquenté le Lycée, où tout le monde n’avance que pas à pas à l’intérieur du troupeau. J’ai également poursuivi plus tard consciencieusement ma lecture constante des classiques grecs et romains durant toute la période universitaire, en leur consacrant deux heures par jour.
J’ai pu en tirer les avantages suivants : d’abord, je fus de plus en plus initié à l’Antiquité, gagnant peu à peu l’accès à son excellence et à sa singularité qui certes ne se révélèrent à moi que, lorsqu’à la fin de cette année, j’eus la chance de voir de mes yeux les vénérables et magnifiques monuments antiques d’Italie et de saisir leur esprit caractéristique même dans les ruines les plus infimes de l’époque classique. Ensuite, la poursuite continuelle de cette lecture des auteurs antiques, en particulier des philosophes grecs, me permit de former, d’améliorer et d’épurer considérablement mon style et ma façon d’écrire en allemand ; enfin cette lecture poussée m’évita de perdre la connaissance des langues anciennes aussi rapidement que je les avais acquises ; bien au contraire elle prit si profondément racine en moi qu’aujourd’hui, même après être passé par des études si nombreuses et diverses, elle n’a pas disparu ; récemment encore, la pratique continue de l’italien ne m’a pas porté préjudice, alors qu’on ne saurait penser à un plus grand désavantage pour parler et écrire le latin.
Comme preuve, je vous assure avec le plus grand sérieux que tout ceci a été rédigé sans l’aide d’aucun mortel, et que je ne le montrerai à personne avant de l’envoyer à Berlin ; je sais très bien que moi aussi je peux faire des erreurs dans mon discours, mais si cela devait arriver, il faudrait l’imputer à la faiblesse et à l’imperfection humaines, et non à mon ignorance. Le fait que j’évoque tout cela devra être pardonné à un homme qui n’a appris à décliner le mot mensa qu’à l’âge de dix-neuf ans, car autrement, il s’agirait d’un discours des plus vaniteux portant sur quelque chose d’insignifiant.
Vers la fin de l’année 1809, ayant atteint la majorité, je reçus de ma mère mon héritage, à savoir le tiers de la fortune léguée par mon père, du moins de ce qui en restait alors, par quoi me fut assuré un revenu suffisant pour vivre. J’entrai alors à l’Université de Göttingen, où je me fis inscrire en médecine. Mais comme j’avais appris à connaître, peut-être superficiellement mais plus ou moins correctement, ma personne en même temps que la philosophie, je finis par changer d’intention, abandonnant la médecine et me vouant exclusivement à la philosophie. Le temps consacré à l’étude de la médecine n’était cependant nullement gâché, car je pus ainsi assister à des cours utiles, voire nécessaires à un philosophe.
Pendant les deux années passées à Göttingen, je m’adonnai aux études scientifiques, avec l’application continue à laquelle j’étais déjà habitué ; ma fréquentation des autres étudiants ne put aucunement m’en empêcher ou m’en distraire, car mon âge plus mûr, mon expérience plus riche et ma nature fondamentalement différente me conduisaient toujours à l’isolement et à la solitude. Par conséquent, et malgré le fait que j’assistai régulièrement aux cours, il me restait encore beaucoup de temps pour lire des livres, temps consacré de préférence à Platon et à Kant. Pendant ces deux années je fréquentai les cours de G. E. SCHULZE sur la logique, la métaphysique et la psychologie, les cours de mathématique pure de THIBAUT, les cours d’histoire antique et moderne ainsi que d’histoire des croisades et d’ethnographie de HEEREN, les cours d’histoire de l’empire allemand de LÜDER, les cours d’histoire naturelle, de minéralogie, de physiologie et d’anatomie comparée de BLUMENBACH, les cours d’anatomie du corps humain de HEMPEL, les cours de chimie de STROHMEIER, les cours de physique et d’astronomie physique de TOBIAS MAYER, les cours de botanique de SCHRADER. C’est avec gratitude que je reconnais l’enrichissement considérable que m’ont apporté les cours de ces hommes remarquables.
À l’automne 1811, je déménageai à Berlin où je fus également intégré au nombre des étudiants, et m’efforçai de former davantage mon esprit et mon cœur à l’école des professeurs illustres dont cette université est si richement dotée. C’est ainsi que j’assistai aux cours de WOLF sur les poètes grecs et romains, les antiquités grecques et l’histoire de la littérature grecque ; les cours de SCHLEIERMACHER sur l’histoire de la philosophie et, avec grand délice, les cours publics d’ERMAN sur le magnétisme et l’électricité ; ensuite durant deux semestres tous les cours de zoologie de LICHTENSTEIN, les cours de chimie expérimentale de KLAPROTH, ainsi que les cours de physique de FISCHER, les cours d’astronomie de BODE, les cours de géologie de WEISS, les cours de physiologie générale de HORKEL, les cours d’anatomie du cerveau humain de ROSENTHAL. Je me souviendrai toujours avec gratitude des grands services que ces hommes remarquables m’ont rendus. Je fréquentai également avec attention les cours de FICHTE, où il exposa sa philosophie, afin de m’en faire un jugement d’autant plus juste ; un jour, pendant l’heure de discussion qu’il avait accordée aux auditeurs, j’avais longuement polémiqué contre lui — une dispute dont les personnes présentes se souviennent peut-être encore.
Je serais volontiers resté deux ans à Berlin, si les troubles de la guerre ne m’avaient chassé pendant le dernier semestre, chose qui me peina d’autant plus que je m’apprêtais alors à recevoir de la vénérable Faculté de Philosophie de l’Université de Berlin, selon la règle, le titre de docteur. Dans ce but, et après avoir été informé des conditions et des exigences par l’illustre Lichtenstein qui depuis toujours m’était particulièrement favorable, j’avais commencé à écrire mon traité sur la quadruple racine du principe de raison suffisante, et ce en allemand, selon les statuts de la vénérable Faculté.
Suite à l’issue incertaine de la bataille de Lützen, la ville de Berlin sembla menacée et tous ceux qui en avaient le droit prirent la fuite, la plupart vers la France ou Breslau. Quant à moi je crus bon d’aller en direction de l’ennemi, en m’acheminant vers Dresde où, après divers incidents dangereux, j’arrivai finalement douze jours plus tard. J’avais alors l’intention d’y rester, mais comme je pressentis les risques qui menaçaient cette ville, je continuai mon chemin en direction de Weimar. Or là, alors que je m’étais installé dans la maison de ma mère, certaines affaires privées me déplurent tellement que je dus chercher un autre lieu de refuge et me retirer à Rudolstadt, où je passai le reste de l’année à l’auberge qui, dans ces temps agités, était l’endroit le plus adéquat et le plus approprié pour un homme sans patrie.
En outre, c’était une période où j’étais de nouveau psychiquement très souffrant et abattu, réalisant que ma vie se déroulait à une époque qui exigeait des talents tout à fait différents de ceux dont je me sentais doté. Cependant, dans ma retraite de Rudolstadt, les charmes indicibles de la région me fascinaient. Répugnant de toute ma nature à la chose militaire, j’étais heureux, dans cette vallée entourée de tous côtés par des collines boisées, de n’avoir pas à rencontrer de soldats ni à entendre de tambours durant tout cet été guerrier, et dans une profonde solitude, je me vouais de façon continue aux problèmes et aux investigations les plus éloignées, sans que rien ne m’en distraie ni m’en détourne.
Quant aux livres, ce fut la bibliothèque de Weimar qui m’aida. C’est ainsi que je terminai là-bas ma thèse sur la « Quadruple racine du principe de raison suffisante », toujours dans l’espoir de pouvoir retourner à Berlin, où je comptais accéder au grade de docteur. Mais comme cela ne put se faire, puisque les routes ne purent être dégagées ni pendant l’armistice, ni pendant la guerre qui suivit, et que le titre de docteur m’aurait alors été d’une grande utilité, j’adressai ma thèse et une lettre à la vénérable Faculté de Philosophie de l’Université d’Iéna, alors la plus proche pour moi, en demandant de bien vouloir me décerner le titre de docteur — chose qui me fut accordée avec bonté.
À l’arrivée de l’hiver, qui me semblait bien triste dans mon refuge isolé de campagne, qui de surcroît accueillit alors des militaires, je m’en retournai de nouveau à Weimar, où je passai tout l’hiver. Or à cette époque, en guise de consolation de mes souffrances, me fut accordé ce qui compte parmi les événements les plus réjouissants et heureux de ma vie, car l’honneur véritable de notre siècle et de la nation allemande, le grand GOETHE, dont le nom sera pour toujours évoqué à travers toutes les époques, m’honora de son amitié et de sa fréquentation intime. Jusqu’ici en effet, il ne me connaissait que de vue et n’avait pas coutume de me parler, mais après avoir regardé quelques pages de ma thèse, il m’aborda de sa propre initiative et me demanda d’étudier sa théorie des couleurs, promettant de m’assister de ses explications et de tous les moyens utiles à cette fin, de sorte que, durant tout l’hiver, ce thème puisse être matière à nos fréquentes discussions, quelle que puisse être ma position quant à ses thèses.
Quelques jours après, il m’envoya son propre appareil et les instruments nécessaires pour la production des phénomènes de couleurs, et plus tard il me montra même des expériences plus difficiles, hautement réjoui du fait que, sans être aucunement aveuglé par des opinions préétablies, je reconnaissais la vérité de sa doctrine à laquelle jusqu’à ce jour et pour des raisons qui ne sauraient être explicitées ici, auront manqué l’approbation et la reconnaissance explicite du plus grand nombre. Lorsque le grand homme me fit venir chez lui, ce qui arriva souvent durant tout l’hiver, la conversation ne se limita nullement à des questions concernant la théorie des couleurs, mais nos discussions abordèrent toutes sortes de thèmes philosophiques, se poursuivant durant de nombreuses heures. De cette fréquentation intime, j’ai tiré d’incroyables avantages.
Au début du printemps de 1814, après le rétablissement général du calme, je me rendis à Dresde pour poursuivre mes études, et en particulier pour jeter les fondements du système de philosophie qui, à cette époque, était déjà fixé dans ma tête. Pour ce faire, je trouvai les moyens les plus riches en particulier dans l’excellente bibliothèque royale, ensuite dans la célèbre galerie de tableaux et dans la collection de sculptures antiques, sous forme d’originaux ou de moulages en plâtre, et enfin dans les excellents appareils de sciences naturelles. Dans cette ville charmante, je vécus durant quatre ans et demi sans être dérangé, occupé exclusivement par des recherches scientifiques, et surtout par la lecture des philosophes de toutes les époques, à savoir ceux qui ont exposé leurs propres pensées et non ceux qui ont seulement expliqué et réchauffé ce que d’autres ont pensé.
Entre ces études, j’élaborai en 1815 une nouvelle théorie des couleurs. Pour moi il ne faisait pas de doute que GOETHE n’avait trouvé que l’essence et la formation de ce qu’on appelle les couleurs physiques, sans avoir livré en aucune façon une théorie générale des couleurs, qui selon moi ne devait manifestement être ni physique ni chimique, mais purement physiologique. Je discutais alors avec GOETHE de cette théorie des couleurs, dont je lui avais envoyé le manuscrit, en échangeant des lettres une année durant ; mais le grand homme se refusa obstinément à lui donner son approbation, bien qu’il ne m’ait jamais avancé la moindre raison contraire ; c’était seulement parce que ma théorie, mettant en cause l’ensemble de la théorie de Newton, ne s’accordait pas non plus, sur certains points particuliers, avec celle de Goethe. Comme dit Bacon :
« Intellectus luminis sicci non est, sed recipit infusionem a voluntate et affectibus. »
« L’intellect n’est pas une lumière qui brûle sèchement [sans huile], mais il est humecté par la volonté et les affects » (Bacon, Novum Organum I 49)
Je publiai ce traité sur les couleurs en 1816, ne doutant pas que j’étais le premier à avoir été en accord avec GOETHE. D’ailleurs je suis de plus en plus fermement persuadé que la théorie qui s’y trouve développée est exacte, et qu’elle est la seule à l’être ; je ne crains pas non plus qu’elle ne soit pas reconnue au plus vite, et je me rassure du fait que ni le silence malveillant ni la négation obstinée ne sauraient gauchir ou réprimer la vérité. Car on dit, pour me servir des mots de Tite-Live, que
« veritatem laborare nimis saepe, ajunt, exstingui nunquam ».
"« la vérité est souvent en difficulté, dit-on, mais jamais elle ne pourra être éteinte »
(Tite-Live, XXII, 39, 18).
En 1818, j’achevai enfin mon système philosophique élaboré pendant cinq ans. Mais ensuite, après une activité scientifique soutenue durant onze ans, je décidai de me reposer en voyageant. Je me rendis en Italie en passant par Vienne, je vis Venise, Bologne, Florence pour arriver enfin à Rome, où je séjournai pendant presque quatre mois en me délectant de la contemplation des monuments de l’Antiquité, tout comme des œuvres d’art modernes. Je vis Naples, je vouai mon admiration à Pompéi, à Herculanum, Putéoles, Baïes et Cumes et j’arrivai jusqu’à Pastinum, où, en regardant l’antique et magnifique temple de la ville de Poséidon, resté intact durant vingt-cinq siècles, je pensai avec un frisson d’effroi respectueux que je me trouvai sur le sol qui fut peut-être foulé par les semelles de Platon. Ensuite je séjournai de nouveau un mois à Florence, je visitai une deuxième fois Venise, me rendis ensuite à Padoue, Vicence, Vérone et Milan et arrivai enfin en Suisse par la montagne du Saint-Gothard. Après avoir passé environ onze mois à voyager, je retournai à Dresde au mois d’août de cette année.
Mais, alors que jusque-ici je n’étais poussé que par la soif d’apprendre, le désir d’enseigner se fit jour en moi. C’est pour satisfaire à ce besoin que je me suis adressé à la vénérable Faculté de Philosophie de l’Université de Berlin.
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