Arthur Rimbaud, par Thomas Bernhard
Thomas Bernhard
Sur les traces de la vérité
À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Jean Arthur Rimbaud
Chère assistance,
Il est dit que nous n’honorons nos poètes que lorsqu’ils sont morts, lorsque le couvercle du caveau familial ou une butte de terre humide sont venus marquer la séparation définitive entre lui et nous, lorsque la détresse et la misère ont fini par étouffer le créateur de poèmes, lorsqu’il a, pour reprendre la formule consacrée et embarrassante des piètres nécrologues, rendu l’âme. Il se trouvera toujours alors, si Dieu le veut, un bureau officiel qui commencera à tourner les pages de son carnet d’adresses, et la postérité peut s’atteler à la tâche. Il y aura des gerbes et des couronnes, des « cercles » se réunissant tout exprès pour les déposer, et c’est alors toute une industrie distrayante qui se met en branle, entre vins d’honneur et salons ministériels, jusqu’à ce que le poète sombre dans un oubli définitif ou qu’on se décide à éditer ses œuvres complètes.
Alors, on organise fêtes et cérémonies pompeuses, on « redécouvre » toutes les facettes de l’œuvre du défunt, on s’escrime à l’exposer en pleine lumière — bref, on en fait un « événement », la plupart du temps dans l’unique but de se distraire un peu de l’ennui pour lequel, après tout, on est rétribué. Et n’est-il pas vrai que (chez nous !), ce n’est pas le poète qu’on honore, mais le monsieur du ministère de la Culture qui prononce le discours de bienvenue, le monsieur du fonds d’archives, le comédien, le récitant ? Hölderlin ou Trakl se retourneraient dans leur tombe face à tant d’apparat, de mondanité culturelle, de bavassage pseudo-artistique dont il ne ressort rien que de l’impudence !
Si nous sommes ici, c’est pour nous rappeler Jean Arthur Rimbaud. Dieu merci, il était français ! Ayons donc foi dans la force et la splendeur de la parole littéraire, ayons foi dans la permanence de la vie spirituelle, dans l’éternité des images (images des morts ou visions) que nous offrent les pages de quelques grands hommes, nourries d’une conjonction d’éléments qui ne se produit qu’une ou deux fois par siècle. Ne nous y trompons pas, le grandiose, ce qui stimule, bouleverse et apaise, bref ce qui est là pour rester, ne pousse pas comme l’herbe folle dans la prairie ! Des vers si riches de sens qu’ils permettent à l’homme de sonder des profondeurs insoupçonnées, on n’en trouve pas tous les jours, ni même tous les ans. Il faut que les presses d’imprimerie tournent et tournent, crachent des milliers de livres, avant qu’un jour se produise ce singulier décalage, cet écart fondateur qui donne naissance à une œuvre majeure de la littérature mondiale, et à une seule. Ceux dont on fait grand cas, qu’on fête avec tambours et trompettes jusque dans les arrière-salles avinées, les écrivains pour magazines et les littérateurs calibrés pour l’export, qui parfois décrochent même le prix Nobel, ne sont dans la plupart des cas que foutaises apprêtées et phénomènes de mode. Ce qui compte en littérature, c’est uniquement ce qu’il y a d’originel, de fondateur justement, ce sont des gens comme Jean Arthur Rimbaud.
Ce poète de France était un de ces créateurs originels, ses vers étaient de chair et de sang. Cent ans ne sont rien pour ce maître de la langue, pour l’intraduisible Rimbaud. Il a étreint la vie de toutes ses forces, hors de toute convention, l’arrachant jusqu’aux racines, avec un respect craintif toutefois, une dilection pour la mort. Son œuvre est achevée, à vingt-trois ans il a refermé le livre, son Bateau ivre, ses Illuminations, sa Saison en enfer. Plus jamais il ne saisira sa plume pour écrire des poèmes, le dégoût de la littérature s’était emparé de lui. N’importe, il avait terminé ce qu’il avait à faire. « Absurde ! Ridicule ! Dégoûtant ! » : voilà ce que répliquait Rimbaud quand on évoquait ses vers avec admiration et essayait de lui faire rebrousser chemin et revenir à la littérature en France.
Rimbaud est né le 20 octobre 1854 à Charleville. Son père est officier, sa mère une femme sans histoires, soucieuse du bien-être de son fils, mais de plus en plus méfiante et distante lorsque les choses commencent à fermenter en lui, lorsqu’à l’âge de neuf ans il ramène de l’école ses premiers vers, ses premiers « essais », ses visions, ses premiers poèmes qui comptent parmi ce qui s’est fait de mieux en France. En juillet 1870 il reçoit un premier prix pour sa transposition magistrale en vers latins de l’« Allocution de Sancho Pança à son âne mort ». Avant même la fin de ses études, il écrit pour une gazette ardennaise, où il s’en prend à Napoléon et à Bismarck avec une virulence égale. Pour voir la misère des gens et pour souffrir avec eux, il fait le chemin de Paris à pied, il plonge dans la désolation et la détresse humaines, il se jette dans les bras des opprimés et des miséreux qui sillonnent les boulevards.
À cette époque, dit-on, ses cheveux étaient aussi longs qu’une crinière, un passant lui propose quatre sous pour aller chez le coiffeur, que le « poète de Charleville » préfère investir dans du tabac. Puis il est témoin de la révolution, à laquelle il assiste depuis la caserne de Babylone, où s’entassent et se mêlent les races et les classes, « Je veux être ouvrier ! Je veux combattre ! », s’exclame-t-il avec ardeur. — Après huit jours d’affrontements, les troupes versaillaises conquièrent la capitale ; parmi les révolutionnaires arrêtés, ses amis, ses camarades, c’est la saignée. Lui-même, qui vient de vivre le premier grand choc de son existence, en réchappe comme par miracle. Mais plus jamais il ne se sentira chez lui à Charleville.
Rimbaud était un martyr, et il était du « peuple », mais jamais il n’a fait de politique. Il n’avait rien à voir avec elle, jamais il ne lui serait venu à l’esprit de mettre son art au service d’une cause extérieure. Il n’était rien d’autre qu’un homme, et c’est en tant que tel que le viol de l’esprit le révulsait. De retour à Charleville, il se mit à son bureau et écrivit, bien qu’il ne connût pas encore la mer, les poèmes enfiévrés du Bateau ivre, mais aussi L’orgie parisienne ou Paris se repeuple, une diatribe contre le déferlement de la haine, un tableau parisien du vice humain ; tout en lui était indignation et, quand il longeait le fleuve, « il lui fallait des heures pour retrouver son calme intérieur ». Il avait dix-sept ans lorsqu’il rédigea le merveilleux poème Les pauvres à l’église, « le cœur battant, tout près de ces enfants crasseux qui regardent toujours vers les anges sculptés dans le bois en essayant d’y distinguer la présence de Dieu… ». Rimbaud était communiste, certes, mais pas de ceux qui voulaient mettre le feu aux palaces sur les Champs-Élysées ; ce qu’il voulait mettre à la disposition de tous, c’étaient les fruits de son esprit, c’étaient ses poèmes et sa prose imagée.
Lorsqu’il envoie ses vers au seul poète vivant que compte alors la France, Verlaine, qu’il admire par-dessus tout, ce dernier lui répond de cette formule devenue proverbiale : « Venez, chère grande âme ! » Et quelle n’est pas la surprise du « poète de Paris », habitué à graviter d’un salon littéraire enfumé à un autre, où on le reçoit comme un dieu, quand, en lieu et place du monsieur bien mis auquel il s’attend, il se retrouve face à un adolescent dépenaillé de dix-sept ans ! Rimbaud venait alors d’écrire son grand et ardent poème Sensation. Quelle époque !
Avec Verlaine, c’était une période nouvelle qui s’ouvrait pour Rimbaud, faite de profonde amitié, et profondément humaine ; ensemble, ils ont voyagé en Angleterre pour découvrir Londres, l’air vicié du plus grand port du monde, les Midlands et leurs usines noires, ils sont allés à Bruxelles, pour ensuite — provisoirement ! — se séparer. Verlaine devait retourner « chez lui », auprès de sa famille, qu’il avait abandonnée un beau matin, « sans se retourner », comme on dit. Que ces deux vagabonds, qui avaient le privilège de pouvoir sillonner l’Europe, sans passeport et sans rien, étaient différents ! D’un côté, Rimbaud, le fugitif, l’évadé permanent, sans cesse éperonné par les nouvelles réalités monumentales qu’il s’agissait de « digérer par la prose » ; de l’autre, Verlaine, le délicat, qui lui était complètement acquis, attiré par la foi catholique, cherchant le salut, et qui lui doit ses poèmes les plus profonds, les chants sacrés d’un esprit apaisé, que l’homme brisé qu’il est rédige en prison, après avoir grièvement blessé d’un coup de feu, lors d’une dispute, son jeune frère de Charleville. Pour Rimbaud, Verlaine était le grand poète, mais faible et dépendant, alors que Verlaine avait fini par voir en Rimbaud sa « seule richesse en dehors du Christ ». Ne nous méprenons pas : Verlaine aimait la puissance poétique et les visions merveilleusement pures de son jeune « frère » Arthur, rien d’autre.
La vie des poètes n’a pas à être exhibée sur la place publique, mais la vie de Rimbaud a été si grande, si imposante, si insondable et pourtant aussi recueillie que celle d’un saint. Il se présente à nous exactement comme ses poèmes : ignoble, véridique, splendide et divin !
En Allemagne, il fut précepteur chez un certain docteur Wagner à Stuttgart, il erra à travers la Belgique avant de rejoindre la Hollande. Il se fit engager dans les troupes coloniales et, après sept semaines de traversée, atteignit Java. Mais il était tout aussi peu résolu à être militaire qu’à « se faire missionnaire pour voir le monde », comme cela lui avait autrefois traversé l’esprit.
En posant le pied aux Indes néerlandaises, il paraissait avoir atteint son but : échapper à l’emprise de l’affreuse civilisation ! Il prit la poudre d’escampette, rejoignit Batavia, vécut de la prime d’engagement qu’on lui avait versée, explora ces paysages inconnus, côtoya toutes sortes de bêtes, de semi-aliénés, avant, en 1876, de monter à bord d’un bateau britannique afin de rentrer chez lui. Pour cette fois, il s’était lassé. Lorsque le bâtiment passa près de Sainte-Hélène, il exigea qu’on fît une escale. Comme on ne tint pas compte de son souhait, il sauta tout bonnement par-dessus bord, afin de gagner l’île à la nage. De justesse, on réussit à le repêcher, lui qui aurait absolument voulu voir les quartiers de Napoléon. Le 31 décembre exactement, il fut de retour à Charleville.
Sa vie durant, il fut un aventurier, la moitié de son existence fut consacrée à des voyages. Depuis longtemps déjà, il s’était détourné de la littérature, de sorte qu’il n’écrivait plus :
Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
— Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
Du beurre et du jambon qui fût à moitié froid.
Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. — Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
— Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! —
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,
Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, — et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.
Il ne faisait plus que jouir. Et le voilà de retour à Marseille, où il vend des anneaux de clés, puis en Égypte, puis de nouveau en France, d’où il finit par s’embarquer à destination de l’Arabie pour travailler dans le négoce du café et du parfum. En novembre, il quitte la péninsule arabique pour rejoindre Zeilah. Dans la première moitié de décembre, « après vingt jours de cheval à travers le désert Somali », il arrive à Harar, une colonie égyptienne. Il y devient agent général d’un comptoir britannique, avec un salaire de 330 francs par mois, « plus la nourriture, tous les frais de voyage et 2 % sur les bénéfices ». Avant de quitter Aden, il avait écrit à sa mère pour lui demander des livres scientifiques. Il avait jeté l’art par-dessus bord, il aspirait à d’autres choses de l’esprit, peu importe leur rang, et le voilà qui se met à étudier la métallurgie, la navigation, l’hydraulique, la minéralogie, la maçonnerie, la charpenterie, les machines agricoles, le sciage du bois, les sciences minières, la verrerie, la poterie, la fonderie, les puits artésiens — il veut s’approprier absolument tout, il éprouve une soif de connaissance inédite, malgré ses responsabilités d’agent général !
Sous la direction du poète Rimbaud, la filiale hararaise de la compagnie croît et prospère. Mais lui-même n’est jamais satisfait du train où vont les affaires. Dans ses lettres, il évoque des questions d’argent, parle d’aller chercher de l’or. L’impatience s’est de nouveau emparée de lui, il veut rejoindre le Tonkin, l’Inde, le canal de Panama. Il se plonge entièrement dans ses affaires, ne fait plus rien d’autre, peut-être dans l’unique but de ne plus penser à rien, il se livre au négoce du café et d’armes, qu’il expédie vers la mer Rouge, de coton et de primeurs — lui qui avait offert à la France ses plus beaux vers de jeune poète. Et c’est avec le plus grand désarroi qu’il écrit :
« Je m’ennuie beaucoup, je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. »
En 1890, alors qu’il a le désir de se marier, il ressent tout à coup les symptômes de la goutte, pour la première fois son corps lui fait mal, lui l’aventurier tanné par tous les vents, à qui la douleur était jusque-là étrangère. Loin de France, parmi les esclaves et les nègres, dans la pestilence du désert. La fin approche à pas immenses. Lui-même écrit de sa maladie :
« Le climat du Harar est froid […]. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas : un simple pantalon de toile et une chemise de coton. Avec cela des courses à pied de quinze à quarante kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. Je crois qu’il a dû se développer dans le genou une douleur arthritique causée par la fatigue, et les chaud et froid. En effet, cela a débuté par un coup de marteau (pour ainsi dire) sous la rotule, léger coup qui me frappait à chaque minute […]. Je marchais et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup d’air […]. »
L’examen auquel le soumet un médecin britannique à l’hôpital d’Aden conclut à une synovite aiguë très avancée. Rimbaud décide alors de se faire porter à bord d’un vapeur en partance pour la Méditerranée. À Marseille, on lui ampute la jambe. La vieille madame Rimbaud est à ses côtés. « Je ne suis plus qu’un tronçon immobile », écrit-il, désespéré. « Il vaudrait mieux la mort ! Depuis longtemps d’ailleurs, il aurait mieux valu la mort ! Que peut faire au monde un homme estropié ? » Voilà ce qu’il écrit après des mois de souffrances atroces qui le clouent au lit. Il est atteint d’un cancer. Le 23 juillet, comme le relate sa sœur, il se fait transporter à Roche, auprès de sa famille qui s’y est installée. Il espère y trouver la paix et le repos définitifs. Nous sommes en 1891. Cet été-là, les blés ont gelé. En rentrant, à la vue de la chambre qui a été aménagée pour lui, il s’exclame : « C’est Versailles ici ! » — Suivent les mois les plus terribles de son existence. En octobre se manifestent les premiers signes de la mort. Il veut partir une dernière fois, sur une seule jambe, se rendre en Inde ou au moins à Harar auprès des nègres. On le traîne jusqu’à la gare, jusque dans le train ; mais il doit redescendre dès le premier arrêt. Jamais un être humain n’a ressenti un tel désespoir.
À l’hôpital de la Conception, il se fait enregistrer sous le nom de Jean Rimbaud. La suite ne fut plus que le combat final entre la vie qu’il voulait et la mort. Il a des visions merveilleuses, il retrouve ses Illuminations. Dans cette agonie, le poète fait son retour, le voilà revenu au point où il avait laissé les choses, lorsqu’à vingt-trois ans il avait précipitamment tout abandonné derrière lui, la « barbarie » de la littérature comme l’« avachissement » de l’intellect. Il est de nouveau poète — même s’il n’écrit plus. Il est de retour, et en réalité il n’est jamais vraiment parti, en dépit de ses périples à Harar, en Égypte, en Angleterre, à Java. Ce n’était qu’un détour, désormais il a clairement à l’esprit ses vers de Charleville et il sait que nul ne pourra lui enlever ce qu’il a créé. Cette certitude agit sur lui comme un réconfort merveilleux. Le 10 novembre, « à deux heures de l’après-midi », Rimbaud est mort, a noté sa sœur Isabelle. « Jamais je n’ai vu une foi de cette qualité », dira le curé venu confesser le poète, bouleversé par tant de piété. Grâce à l’aide d’Isabelle, Rimbaud fut transporté à Charleville, où on l’enterra en grande pompe. C’est là qu’il repose encore aujourd’hui, aux côtés de sa sœur Vitalie, sous une sobre stèle de marbre.
L’œuvre de Rimbaud a toujours été vilipendée par ceux qui refusent d’honorer la vérité ; elle commence par la rédaction révolutionnaire, heureuse et poétique de part en part, « Le soleil était encore chaud… », qu’il a écrite à l’âge de neuf ans et que son instituteur et ami Izambard a conservée. Elle compte parmi les œuvres les plus grandioses et fondamentales qui ont jamais été écrites en langue française, aux côtés des plus grands, Racine, Verlaine, Valéry, Gide et, plus récemment, Claudel. Son œuvre n’est pas seulement française, elle est européenne, c’est une littérature universelle, ce sont des incantations et des prophéties, des saisissements et des délires d’une puissance ensorcelante.
Il ne faut pas trop parler de Rimbaud, il faut le lire, il faut le laisser agir dans son ensemble comme un rêve universel, il faut entrer dans son monde tout comme lui y est entré, les souliers crottés et le ventre affamé, tantôt sur la route de Mézières, tantôt à Paris, avec le même sentiment de détresse. Il faut, comme Rimbaud lui-même, entrer dans ses églises, ne pas contempler son œuvre, mais la vivre et la souffrir avec lui, simplement s’ouvrir à elle, comme une jeune fille regarde un papillon qui croise son chemin.
« À quatre heures du matin, l’été, / Le sommeil d’amour dure encore. / Sous les bocages s’évapore / L’odeur du soir fêté. »
On entend rarement chose pareille, on la lit encore moins. On y retrouve tout Rimbaud, dans ce qu’il a de bouleversant, de solitaire, d’universel. Ou alors, lisez Ophélie, deux poèmes qui englobent le monde entier, et avec lui Dieu. On y trouve tout ce qui manque aux contemporains : la beauté et le respect le plus originel, la déréliction, et, en son milieu, la présence du Dieu unique et éternel, du Père, malgré tous les efforts de certains pour le chasser des vers rimbaldiens. Pour avoir la foi, il n’est pas nécessaire d’avaler des hosties ou d’aller se confesser deux fois par an. Il suffit de regarder le monde en face, de plonger son regard en son milieu — tout comme Rimbaud. Jamais on ne devrait se moquer de l’Église, mais il est permis d’appeler mauvais les mauvais prêtres et sournoises les bonnes sœurs qui le sont. Mais il faut aussi chanter la gloire et la bonté de Dieu, comme Rimbaud l’a fait du début à la fin, avec une force élémentaire. Car ce qui rend son œuvre si immense, c’est son informité cohérente. Rimbaud a tout simplement été le premier à écrire comme Rimbaud. Nul autre que lui ne savait à l’époque qu’IL « est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase ».
Il est « Shakespeare enfant » — et pas seulement parce que Victor Hugo l’a dit. Immortel est son Bateau ivre, ce rêve fantastique. Qu’avait-il fait de l’esthétique ? Il l’avait jetée au rebut de la littérature, sur cet amoncellement qui s’entre-dévore en répandant son parfum pestilentiel : le côté irréel, cristallin des œuvres tardives de Rilke lui est étranger. Il était à la fois chaste et animal, et on lui doit des réflexions d’une beauté et d’une sensibilité extraordinaires. Il n’écrivait pas sur du papier vélin mais sur les emballages malodorants de fromages — mais c’est précisément là que résidait toute la poésie. Sa Saison en enfer est la seule œuvre qu’il ait publiée de son vivant. Après la mort de Rimbaud, Verlaine s’occupa d’une première édition de ses œuvres complètes.
L’écriture n’a été rien d’autre pour lui qu’une « tentative d’évasion », une « soupape pour un excès de vitalité », a dit de lui Stefan Zweig. Pourtant, la force du torrent rimbaldien ne saurait se résumer à l’évacuation d’un trop-plein d’énergie, car la poésie était pour lui non un refuge, mais son monde originel. « Jamais la religion ne l’a mis à genoux », nota également Zweig (qui vénérait profondément Rimbaud !). Et pourtant sa littérature n’était rien d’autre qu’une religion, universelle bien entendu, libre de toute attache, historique ou autre, triomphante à travers la crasse et les souliers déchirés. Et c’est aussi cette religion qui a conduit à sa chute, qui l’a mis à genoux ! — Toute sa vie était suspendue à sa Saison en enfer, son cœur ne battait que par ses Illuminations. — Toutes les richesses de Harar, toutes les fortunes du monde ne servaient à rien, peu à peu il s’effondre, se recroqueville, et le voilà qui, saisi par le délire, demande à genoux l’illumination ultime : celle du Père éternel ! Seul celui qui supplie le Père éternel a l’espoir de subsister, de pouvoir dire, comme Rimbaud :
« Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours. »