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Arthur Rimbaud : "Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs"

Dernière mise à jour : 12 avr. 2021






À Monsieur Théodore de Banville.

14 juillet 1871


Monsieur et cher Maître,


Vous rappelez-vous avoir reçu de province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés Credo in unam ? Vous fûtes assez bon pour répondre ! C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus, signés Alcide Bava. — Pardon. J'ai dix huit ans. — J'aimerai toujours les vers de Banville. L'an passé je n'avais que dix-sept ans ! Ai-je progressé ?


ALCIDE BAVA.

A. R.


*



Charleville, Ardennes, 15 août 1871

À Monsieur Théodore de Banville. Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs I Ainsi, toujours, vers l’azur noir Où tremble la mer des topazes, Fonctionneront dans ton soir Les Lys, ces clystères d’extases ! À notre époque de sagous, Quand les Plantes sont travailleuses, Le Lys boira les bleus dégoûts Dans tes Proses religieuses ! − Le lys de monsieur de Kerdrel, Le Sonnet de mil huit cent trente, Le Lys qu’on donne au Ménestrel Avec l’œillet et l’amarante ! Des lys ! Des lys ! On n’en voit pas ! Et dans ton Vers, tel que les manches Des Pécheresses aux doux pas, Toujours frissonnent ces fleurs blanches ! Toujours, Cher, quand tu prends un bain, Ta chemise aux aisselles blondes Se gonfle aux brises du matin Sur les myosotis immondes ! L’amour ne passe à tes octrois Que les Lilas, − ô balançoires ! Et les Violettes du Bois, Crachats sucrés des Nymphes noires !... II O Poètes, quand vous auriez Les Roses, les Roses soufflées, Rouges sur tiges de lauriers, Et de mille octaves enflées ! Quand Banville en ferait neiger Sanguinolentes, tournoyantes, Pochant l’œil fou de l’étranger Aux lectures mal bienveillantes ! De vos forêts et de vos prés, O très paisibles photographes ! La Flore est diverse à peu près Comme des bouchons de carafes ! Toujours les végétaux Français, Hargneux, phtisiques, ridicules, Où le ventre des chiens bassets Navigue en paix, aux crépuscules ; Toujours, après d’affreux desseins De Lotos bleus ou d’Hélianthes, Estampes roses, sujets saints Pour de jeunes communiantes ! L’Ode Açoka cadre avec la Strophe en fenêtre de lorette ; Et de lourds papillons d’éclat Fientent sur la Pâquerette. Vieilles verdures, vieux galons ! O croquignoles végétales ! Fleurs fantasques des vieux Salons ! − Aux hannetons, pas aux crotales, Ces poupards végétaux en pleurs Que Grandville eût mis aux lisières, Et qu’allaitèrent de couleurs De méchants astres à visières ! Oui, vos bavures de pipeaux Font de précieuses glucoses ! − Tas d’œufs frits dans de vieux chapeaux, Lys, Açokas, Lilas et Roses !... III O blanc Chasseur, qui cours sans bas A travers le Pâtis panique, Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas Connaître un peu ta botanique ? Tu ferais succéder, je crains, Aux Grillons roux les Cantharides, L’or des Rios au bleu des Rhins, − Bref, aux Norwèges les Florides : Mais, Cher, l’Art n’est plus, maintenant, − C’est la vérité, − de permettre À l’Eucalyptus étonnant Des constrictors d’un hexamètre ; Là !... Comme si les Acajous Ne servaient, même en nos Guyanes, Qu’aux cascades des sapajous, Au lourd délire des lianes ! − En somme, une Fleur, Romarin Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle Un excrément d’oiseau marin ? Vaut-elle un seul pleur de chandelle ? − Et j’ai dit ce que je voulais ! Toi, même assis là-bas, dans une Cabane de bambous, − volets Clos, tentures de perse brune, − Tu torcherais des floraisons Dignes d’Oises extravagantes !... − Poète ! ce sont des raisons Non moins risibles qu’arrogantes !... IV Dis, non les pampas printaniers Noirs d’épouvantables révoltes, Mais les tabacs, les cotonniers ! Dis les exotiques récoltes ! Dis, front blanc que Phébus tanna, De combien de dollars se rente Pedro Velasquez, Habana ; Incague la mer de Sorrente Où vont les Cygnes par milliers ; Que tes strophes soient des réclames Pour l’abattis des mangliers Fouillés des hydres et des lames ! Ton quatrain plonge aux bois sanglants Et revient proposer aux Hommes Divers sujets de sucres blancs, De pectoraires et de gommes ! Sachons par Toi si les blondeurs Des Pics neigeux, vers les Tropiques, Sont ou des insectes pondeurs Ou des lichens microscopiques ! Trouve, ô Chasseur, nous le voulons, Quelques garances parfumées Que la Nature en pantalons Fasse éclore ! − pour nos Armées ! Trouve, aux abords du Bois qui dort, Les fleurs, pareilles à des mufles, D’où bavent des pommades d’or Sur les cheveux sombres des Buffles ! Trouve, aux prés fous, où sur le Bleu Tremble l’argent des pubescences, Des Calices pleins d’Œufs de feu, Qui cuisent parmi les essences ! Trouve des Chardons cotonneux Dont dix ânes aux yeux de braises Travaillent à filer les nœuds ! Trouve des Fleurs qui soient des chaises ! Oui, trouve au cœur des noirs filons Des fleurs presque pierres, − fameuses ! − Qui vers leurs durs ovaires blonds Aient des amygdales gemmeuses ! Sers-nous, ô Farceur, tu le peux, Sur un plat de vermeil splendide Des ragoûts de Lys sirupeux Mordant nos cuillers Alfénide ! V Quelqu’un dira le grand Amour, Voleur des sombres Indulgences : Mais ni Renan, ni le chat Murr N’ont vu les Bleus Thyrses immenses ! Toi, fais jouer dans nos torpeurs, Par les parfums les hystéries ; Exalte-nous vers les candeurs Plus candides que les Maries... Commerçant ! colon ! médium ! Ta Rime sourdra, rose ou blanche, Comme un rayon de sodium, Comme un caoutchouc qui s’épanche ! De tes noirs Poèmes, − Jongleur ! Blancs, verts, et rouges dioptriques, Que s’évadent d’étranges fleurs Et des papillons électriques ! Voilà ! c’est le Siècle d’enfer ! Et les poteaux télégraphiques Vont orner, − lyre aux chants de fer, Tes omoplates magnifiques ! Surtout, rime une version Sur le mal des pommes de terre ! − Et, pour la composition De Poèmes pleins de mystère Qu’on doive lire de Tréguier À Paramaribo, rachète De Tomes de Monsieur Figuier, − Illustrés ! − chez Monsieur Hachette !

Alcide Bava.A. R.14 juillet 1871.




Commentaire



"On a défini à juste titre Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs comme une sorte d'Art poétique. Dans la première partie (sections I, II, III), Alcide Bava dresse un réquisitoire contre une poétique périmée. Il exprime sa lassitude à l'égard d'un lyrisme floral utilisant "toujours" (l'adverbe est répété cinq fois : v.1, 16, 17, 37, 41) les mêmes images : les roses pleuvant en neige, v.29 ; la blancheur des lys, v.13-16 ; les Açokas et autres fleurs exotiques, v.45 ; etc.


Comme Rimbaud dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, mais sans les nommer, en se contentant de les dénoncer au lecteur par le jeu des allusions impertinentes, de la parodie, de la dérision scatologique, il fait le procès des "premiers romantiques" (Lamartine, par exemple, aux v.1, 96) et même des "seconds" (Leconte de Lisle, et surtout Banville).


Mais si Rimbaud et Bava ne font qu'un, on s'en doute, lorsqu'il s'agit de porter la critique contre les conventions du Romantisme, telles qu'on les trouvait encore chez les Parnassiens, cette identité se fissure quand, dans la seconde partie du texte (sections IV et V), Bava entreprend d'édicter pour les poètes une doctrine alternative, fondée sur l'adaptation aux valeurs de la société bourgeoise. En effet, ce manifeste assez désopilant de poésie utilitariste tourne vite à la bouffonnerie, voire à l'absurde, faisant soupçonner une certaine duplicité de la part de l'auteur.


(...)"


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