Armel Guerne, l'homme en marge
Dernière mise à jour : 5 août
"Ce qui est grand n'est évident qu'à ceux qui ont eux-mêmes assez d'espace intérieur pour en loger l'image, assez d'amour et de compassion pour en accueillir la vision".
Armel Guerne, Fragments
Qu'aurait pensé Armel Guerne (1911-1980) de notre siècle, lui qui écrivait en 1969, à son ami Cioran, "ce que je vois du monde me donne à peu près chaque jour un peu plus envie et un peu plus besoin de mourir"* ? Nul doute qu'il serait resté terré au fond de son moulin de Tourtrès – humble tour d'ivoire – s'il avait été témoin de l'époque actuelle. Exécrant déjà les honneurs, les vanités, les fausses gloires, il aurait tout autant haï ces temps de facilité et de médiocrité. En 1960, déjà fatigué par un début de vie mouvementée, Guerne repère ce fameux moulin, situé dans le Lot-et-Garonne. Le quinquagénaire peut alors faire un retour sur un passé tumultueux : depuis sa jeunesse marquée par l'exclusion, par son père, de la maison natale, jusqu'à sa participation à la résistance, qui mena à son arrestation, à un séjour en prison, puis à la déportation. A l'heure des bilans, il décide donc de s'installer dans sa nouvelle demeure isolée. Il ne la quittera jamais. Vingt années s'y passent, pendant lesquelles il se consacre à la rénovation et à l'entretien du domaine, voit défiler les saisons, renoue avec le silence, vit dans la plus grande simplicité, et travaille, intensément. Vingt années de retrait, surtout, et de refus de toutes compromissions avec une société à laquelle il refuse désormais de participer. Ce rejet de l'artifice le caractérisera toujours. Le monde contemporain, cette décadence d'une "époque moribonde et malsaine"** telle qu'il la décrit, l'angoisse et l'obsède. "Combien sommes-nous à reconnaître que nous assistons au coucher de soleil de toute une civilisation où nous avions nos habitudes, et que c'est bien nous, nous-mêmes, qui y sommes en cause ?"*** Outre ce grand talent de poète, de traducteur, de penseur, c'est cela qui frappe, chez Guerne : l'entière authenticité, la force du juste, du vrai, la sincérité et la franchise à toute épreuve. Des traits qui tranchent avec les faux-semblants et la posture intellectuelle de certains milieux littéraires qu'il exècre. Cioran pense et agit de même, lui aussi est bien connu pour tourner le dos aux prix et aux distinctions. "Ce qui est intolérable, c'est de vivre dans des situations fausses. J'ai écrit le Précis où j'ai tout anéanti : on me donna un prix. ll en fut de même pour la Tentation. Maintenant on veut couronner Histoire et utopie. Je refuse, et on ne veut pas de mon refus. De tous côtés, on me refuse la satisfaction d'être incompris. Avoir proclamé la vanité de tout, et s'exposer aux honneurs ! (...) L'idée même que je puisse viser à la gloire m'humilie, et elle me ruine à mes propres yeux.", écrit-il dans ses Cahiers 1957-1972. Guerne renchérit sur ce sentiment d'humiliation lié à la vanité de leur activité littéraire, dans une autre lettre à Cioran : "J'ai eu le temps et l'occasion de méditer sur la monstruosité de notre profession, dans la mesure où il nous faut "faire" de l'argent ou du succès dans le monde du mensonge en rédigeant une pensée qui ne peut obéir qu'à des visions de vérité et qui n'est faite que pour cela." Voilà leur éternelle préoccupation, qui pourrait sembler bien étrangère à ceux qui, aujourd'hui, se repaissent de célébrations en tous genres. Mais c'est aussi pour cette raison que les deux amis s'entendent si bien ; et, symboliquement, leur correspondance ne débute véritablement qu'au moment où Guerne se coupe du reste du monde. En 1961.
"Je viens de vivre les mois les plus heureux de toute mon existence ; (...) le moulin est un lieu merveilleux..." Extrait d'une lettre de Guerne à Cioran du 31 août 1961 (publiée dans Lettres de Guerne à Cioran, Editions Le Capucin, 2001.) Guerne venait de s'installer à Tourtrès et partage sa joie avec son ami.
Si Guerne possède alors encore l'énergie de la révolte, Cioran a d'ores et déjà rendu les armes ; mais ils sont tous deux frères en désespoir, cela leur suffit. Et s'il y a bien une présence qu'Armel Guerne ne refuse jamais, c'est celle de son ami. Une partie de ses lettres sont des exhortations à venir lui rendre visite au moulin, ce que Cioran ne fait que très rarement, ne se déplaçant qu'à grand-peine hors de son petit logement parisien. N'est-ce pas lui qui confesse à Guerne, le 30 novembre 1963 : "Mon drame est des plus simples : tous mes ancêtres ont vécu dans des montagnes, à même les éléments, et moi, voilà trente ans que je traîne dans les métropoles. J’étais fait pour être n’importe quoi, sauf citadin et littérateur" ?
Qu'importe. Leurs échanges épistolaires restent, et sont étrangement roboratifs. C'est qu'ils donnent, peut-être, la force de résister à l'absurde. Guerne et Cioran contemplent les ruines de l'existence, atteints l'un comme l'autre de la maladie de la lucidité qui rend grotesque toute participation active à la grande marche du monde. Pour pallier cette douloureuse clairvoyance d'esprit, rien de tel que le repli, le calme, la pleine campagne, la réflexion introspective. C'est ce qu'Armel Guerne a choisi comme dernier pied-de-nez à son siècle. Dix ans avant sa mort, il le confirme dans une belle lettre à son fidèle ami des derniers temps : "Il ne se passe pas de jour, que je n'apprécie un peu plus la formidable, la géniale sagesse dont la Providence m'a fait don en me tirant jusqu'au coeur du silence, retrait du monde, au moulin."
* Lettre d'Armel Guerne à Emil Cioran, 4 février 1969, publiée dans Lettres de Guerne à Cioran, Editions Le Capucin, 2001
** "Sans amour et sans haine", première publication dans Juin, numéro 35, 15 octobre 1946. Repris dans le volume Le Verbe Nu, Méditation pour la fin des temps, Editions du Seuil, 2014
*** ibid.
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Quelques extraits de Fragments :
Première édition parue à titre posthume chez fédérop, en 1985
Deuxième édition : 2019
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Il m'est arrivé quelquefois, dans mes heures les plus lumineuses, de comprendre l'efficacité spirituelle du mépris et de m'en réjouir. Car le mépris où vous tient le monde est plus qu'une retraite dans un ermitage et l'on y est plus isolé que dans une solitude. A condition qu'il ne soit ni sollicité ni provoqué, ni suscité ou souhaité complaisamment, cet abandon et ce rejet du monde est une injure d'une injustice énorme pour le poète, mais d'une justesse qui a un goût d'éternité et qui précipite et enferme son âme, comme celle d'un saint, dans la solitude et la nudité de la foi, où lui-même n'eût sans doute jamais eu le courage de la risquer ni la force de se la choisir comme guide et comme demeure. C'est là que petit à petit on gagne quelque chance de véritablement devenir un enfant du verbe.
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J'ai souvent la fierté, que je ne saurais guère qualifier de faiblesse, d'habiter un lieu extraordinaire. Une fierté qui dépasse l'orgueil par sa force de gratitude, l'absolu de sa reconnaissance. Je constate tous les jours que les autres habitants du village, dont certains y sont nés, n'y gagnent strictement rien et n'en sont pas le moins du monde justifiés.
Les hauts lieux aussi sont envahis par les taupes qui pourraient bien demain, au nom de la démocratie et de l'égalité sociale, les interdire aux oiseaux. Mais quelle bénédiction pour un poète, jusque dans ces temps attardés, d'avoir trouvé un logement dans la beauté, le silence et la grandeur naturelle du paysage !
- 50 -
Si le miracle se produisait et qu'il ne reste plus un homme, un beau jour, sur la terre ; mais là, plus un seul homme – ou alors quelques-uns dans un coin préservé pour conserver l'espèce comme nous le faisons, nous, pour nombre d'animaux – on peut se demander si la nature reprendrait son équilibre et parviendrait encore à se sauver : la nature, qui fut au long des millénaires le domicile inépuisable de l'humanité – sans doute irréparablement saccagée par la science imprudente et la technique folle de trois ou quatre générations.
- 76 -
La plupart des gens s'imaginent que la poésie est l'invention des poètes. Mais le poète sait que la beauté est où elle est, et qu'il suffit d'aller la prendre. Comme la vérité.
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A Cioran.
On attendait le spectacle grandiose de la fin des temps ; c'est à une infâme déconfiture qu'on assiste. Au démon triomphant et vaincu de la Superbe succède le vaincu triomphal de la Médiocrité. C'était fatal. (Depuis que l'homme, cet imbécile, a laissé Dieu pour s'absorber dans la contemplation et l'étude de la seule surface des apparences. Dieu, dans ses profondeurs, lui a laissé, dans sa fureur, la bride sur le cou pour aller sur ses voies de négation et d'anéantissement.) N'en faut-il pas déduire que le monde ne finira ni par un bout ni par l'autre, mais en crevant au beau milieu, dans le plein de soi-même ? Tout simplement en se lâchant dans sa tripe, ce qui lèvera jusque dans l'infini la Babel de sa puanteur. Et nous, nous qui sommes déjà les molécules de cette odeur, nous ne la sentons pas. Nos moeurs, qui se trahissent par la plus abominable indifférence où le même mépris confond et la vie et la mort, ne pratiquent et ne connaissent plus que le culte du cadavre.
- 85 -
(...) Le silence n'est pas ce qu'on croit, une extinction, une immobilité, un nom refermé dans un oui grand ouvert. Le silence est un mouvement qui se contient soi-même, d'une puissance et d'une intensité telles, que bouger à côté devient une caricature grotesque, un stupéfiant simulacre. (...)
- 96 -
Le vrai poète n'est pas quelqu'un qu'on publie ; c'est quelqu'un qu'on oublie et qui pourtant est là.
- 186 -
A force de s'aimer trop soi-même, avec cette complaisance et ce sans-gêne pleins de prudences infâmes, l'homme a fini par empêcher toute la création de respirer vers lui. Il se trouve maintenant posé sur la terre comme une chose à tout étrangère, lui qui s'était voulu son dieu ; ignoré de tout un monde qu'il voulait méprisé, seul et mourant tandis que partout ailleurs la vie monte et s'élève, partout poursuit son élan.
Entre le monde des hommes et le monde des mondes, il y a désormais cette immensité de vide : l'orgueil. Plus froid que tout silence, plus creux que le néant et plus grouillant de monstres qu'une évocation diabolique : l'Orgueil.
- 190 -
Les poèmes, s'ils ne sont pas lus, si plus personne ne respire avec eux, si nul ne les visite, se déshabitent peu à peu. Leur éternité s'use à mesure que leur âme se dépense en vain, et bientôt il ne reste plus guère que des mots qui s'ennuient sur une page. Plus ils contiennent de richesses, plus il leur faut de nécessiteux divers, d'affamés, d'assoiffés et de besogneux de toutes sortes qui viennent y puiser. Rien ne peut être plus fatal à l'esprit que de ne pas servir.
- 214 -
Ce qui est grand n'est évident qu'à ceux qui ont eux-mêmes assez d'espace intérieur pour en loger l'image, assez d'amour et de compassion pour en accueillir la vision.
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Plus sur Armel Guerne :
- Le Verbe nu, texte de Guerne publié dans Le Verbe nu, méditations pour la fin des temps
- Deux extraits audio d'un entretien avec Armel Guerne sur L'Âme romantique, et le Silence