Antonin Artaud et Les Corbeaux de Van Gogh
Dernière mise à jour : 31 mars 2021
Vincent van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, 1890
Van Gogh Museum, Amsterdam
{Extraits de : Antonin Artaud ; Van Gogh Le Suicidé de la Société}
"Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d’une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte,
ou plutôt à la nature non peinte,
la porte occulte d’un au-delà possible, d’une réalité permanente possible,
à travers la porte par van Gogh ouverte d’un énigmatique et sinistre au-delà.
Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être,
vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés.
Mais nul autre peintre que van Gogh n’aura su comme lui trouver, pour peindre ses corbeaux, ce noir de truffes, ce noir « de gueuleton riche » et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir.
Et de quoi en bas se plaint la terre sous les ailes des corbeaux fastes, fastes pour le seul van Gogh sans doute et, d’autre part, fastueux augure d’un mal qui, lui, ne le touchera plus ?
Car nul jusque-là n’avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé.
Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre.
La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair.
Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile,
suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur plumage riche fait peser sur le rebrassement de la tempête terrestre les menaces d’une suffocation d’en-haut.
Et pourtant tout le tableau est riche.
Riche, somptueux et calme le tableau.
Digne accompagnement à la mort de celui qui, durant sa vie, fit tournoyer tant de soleils ivres sur tant de meules en rupture de ban,
et qui, désespéré, un coup de fusil dans le ventre, ne sut pas ne pas inonder de sang et de vin un paysage, tremper la terre d’une dernière émulsion, joyeuse à la fois et ténébreuse, d’un goût de vin aigre et de vinaigre taré.
C’est ainsi que le ton de la dernière toile peinte par van Gogh est, lui qui, d’autre part, n’a jamais dépassé la peinture, d’évoquer le timbre abrupt et barbare du drame élisabéthain le plus pathétique, passionnel et passionné.
(...)
Van Gogh est de tous les peintres celui qui nous dépouille le plus profondément, et jusqu’à la trame, mais comme on s’épouillerait d’une obsession.
Celle de faire que les objets soient autres, celle d’oser enfin risquer le péché de l’autre, et la terre ne peut pas avoir la couleur d’une mer liquide,
et c’est pourtant bien comme une mer liquide que van Gogh jette sa terre comme une série de coups de sarcloir.
Et la couleur de la lie du vin, il en a infusé sa toile, et c’est la terre qui sent le vin, qui clapote encore au milieu des vagues de blé,
qui dresse une crête de coq sombre contre les nuages bas qui s’amassent dans le ciel de tous les côtés.
(...)
Je reviens au tableau des corbeaux.
Mais je l’ai déjà dit, le funèbre de l’histoire est le luxe avec lequel les corbeaux sont traités.
Cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d’un grand souper.
Dans les vagues violacées du ciel, deux ou trois têtes de vieillards de fumée risquent une grimace d’apocalypse, mais les corbeaux de van Gogh sont là qui les incitent à plus de décence, je veux dire à moins de spiritualité,
et qu’a voulu dire van Gogh lui-même avec cette toile au ciel surbaissé, peinte comme à l’instant précis où il se délivrait de l’existence,
car cette toile a une étrange couleur,
presque pompeuse d’autre part, de naissance, de noce, de départ,
j’entends les ailes des corbeaux frapper des coups de cymbale forte au-dessus d’une terre
dont il semble que van Gogh ne pourra plus contenir le flot."
* * * *
Source: