Anna de Noailles romancière : La Domination (1905)
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"Dans son esprit innocent, elle perçoit que l'amour est plus triste que la passion, qu'il ne peut pas se satisfaire, qu'il est placé dans une région du rêve où les images et les sanglots se répondent."
Anna de Noailles, La Domination (1905)
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Deux notes ont déjà été publiées sur Anthologia à propos des deux premiers romans d'Anna de Noailles, La Nouvelle Espérance (1903) et Le Visage Emerveillé (1904).
Comme précédemment, nous renvoyons pour compléments au rigoureux travail d'analyse de Marie-Lise Allard : Anna de Noailles, entre prose et poésie, L'Harmattan, 2013.
Après La Nouvelle Espérance (1903) et Le Visage émerveillé (1904), c’est La Domination (1905) qui conclut la trilogie romanesque d’Anna de Noailles. Si cet ouvrage s'inscrit dans la continuité des deux précédents, il est aussi celui qui divise le plus les lecteurs. L'agacement monte crescendo à chaque roman, et la critique s'interroge : Noailles saura-t-elle bientôt mettre un terme à ces textes hyperboliques et démesurés, et au « luxe décoratif » de cette écriture maniérée qui finit par lasser infiniment ? La Domination est un tel échec qu’Anna de Noailles refuse, pour la première fois, de faire réimprimer son texte. Le roman n'est certes pas sans défauts. Sous l'aspect décousu du récit et derrière un style résolument excessif, il recèle toutefois nombre de qualités dont il serait dommage de faire abstraction. La langue est plus travaillée que jamais, les images sont neuves, souvent originales (plus que l’intrigue, on en convient), et les réflexions portées par le personnage central de l’œuvre prouvent qu’il y a dans La Domination autre chose qu’un simple roman sentimental.
Proust, bien entendu, fut l'un des rares à se montrer dithyrambique à son propos. Après lecture, il adresse à la comtesse plusieurs longues lettres enfiévrées dans lesquelles il loue notamment « le bond prodigieux » qu'il perçoit entre Le Visage émerveillé et ce troisième roman. « Tous vos livres brûlés, vous seriez immortelle », écrit-il, plein d'admiration et non sans une pointe de flagornerie. Rachilde, de son côté, salue dans Le Mercure de France du 1er août 1905 une langue « d'une finesse merveilleuse ». Ceux qui savent passer outre les défauts de La Domination le disent à nouveau : comme dans les deux premiers ouvrages, c'est bien le talent poétique de Noailles, son art de la métaphore, ses fulgurances, ses trouvailles de formulations neuves et d'expressions inaccoutumées qui compensent l'aspect parfois bancal de la construction romanesque. Ainsi, des personnages qui manquent de nuances, une absence d'intrigue ou des ellipses trop fréquentes se font presque oublier, noyés dans ce roman d’un autre genre, sorte de long poème en prose par moments presque philosophique, en somme inclassable, dont l’aspect incongru finit par séduire. L’abondance de formules délicatement ciselées, la musique des pages, qui résonne comme celle d’un poème, feraient presque passer l’histoire au second plan. Et comme toujours chez Noailles frappent des tournures de phrases torturées, allongées, subissant une extension par appositions, accumulations de propositions, répétitions, reprises. Les sujets des verbes se multiplient, comme ici ces cinq démonstratifs : « Ce feuillage, ces graviers, ce silence, ces laiteuses lumières, cet infini me font songer à une pareille soirée que je ne goûtais pas davantage, il y a une année ». Autre exemple significatif de surenchérissement, dans la phrase qui suit immédiatement cet extrait : « Et maintenant, cette soirée morte m’enivre, m’éblouit divinement ». Comme si la reprise corrective d’« enivrer » par « éblouir » et l’ajout d’un adverbe hyperbolique, « divinement », devaient permettre d’exprimer toujours mieux, toujours plus, le paroxysme du sentiment… Ou encore, ces suites de propositions au sein d’une seule interminable phrase, où relatives, temporelles et comparatives s’enchaînent au risque constant de la rupture de construction.
Ainsi elle mourait faiblement, par une journée lente et traînante, dans l’odeur de l’éther vague, du pavot, de la valériane, cette âme qui avait en soi de quoi briller comme un héros, comme Jeanne d’Arc, quand elle crie, debout sur ses étriers ; comme Yseult terrassée d’amour et qui chante ; qui eût souhaité mourir ivre d’orgueil et de multitude, dans une salle où éclate, en se rompant les veines, l’ardente orchestration, et tandis que six cent voix jetteraient avec elle son dernier soupir…
(On retrouve, au passage, toute une mythologie fin-de-siècle (éther et pavot d’une petite mort douce, Yseult wagnérienne et Jeanne d’Arc barrésienne…)
L’une des caractéristiques de cette prose est aussi l’abus de comparaisons, ou plutôt l’usage excessif mais toujours original que Noailles en fait. Elle seule semble avoir le secret de ces comparants inhabituels et d’autant plus poétiques (« l’espace est comme un doux visage fardé de poudre bleue », « l’azur est dans l’espace comme une fête, (…) comme cent mille ailes d’oiseaux d’argent », etc).
Tout cela suffit-il à sauver la réputation d’un roman jugé incomplet — une « ébauche » même, selon Remy de Gourmont —, au lyrisme intempestif ? Rien n’est moins sûr. La prose d'Anna de Noailles semble aujourd’hui délaissée, considérée comme l’œuvre mineure d'un poète qui se serait simplement « essayé » à la narration romanesque au début de sa carrière littéraire. Par comparaison, et même si ces ouvrages, dans leurs inspirations, ne se ressemblent que lointainement, il est intéressant de remarquer l’assez récente résurgence du court roman Une femme m'apparut de Renée Vivien (1904), réédité avec succès en janvier 2024, tandis que les romans noailliens apparaissent comme « d’un autre âge » aux yeux des lecteurs. On trouve pourtant, dans Une femme m’apparut, le même type de sentimentalisme exacerbé, et parfois plus appuyé encore que chez Noailles :
C’était autour de nous et en nous une chasteté nuptiale, une volupté blanche.
« Je voudrais tant t’aimer ! » soupira Lorély.
Ces paroles tombèrent sur mon cœur troublé.
« Moi je sais que je t’aime, Lorély… »
« Je t’ai vue aujourd’hui pour la première fois et je suis déjà l’ombre de ton ombre. Je serai ce que tu feras de moi.
- J’aime ton amour, murmura Lorély. J’ai peur de te comprendre, et je tremble de t’attirer
irrémédiablement. (…) Je voudrais tant t’aimer ! t’aimer dans mes moments de silence, qui s’éterniseraient enfin ! Ne vois-tu pas comme je pleure de mes joies et comme je ris de mes tristesses ? »
De la même façon, si les héroïnes et héros de La Nouvelle Espérance, du Visage émerveillé et de La Domination sont en proie à leurs doutes et à l’anxieux questionnement amoureux, la narratrice d’Une femme m’apparut est moins nuancée. Le récit, qui ne manque pas de charme par ailleurs, est d’ailleurs plus linéaire.
… J’aimais Lorély avec tout l’inconscient élan du premier amour. Je l’aimais si aveuglément que je ne m’étais point demandé si cet amour était partagé.
Pourtant, Renée Vivien, figure emblématique de la littérature saphique de la fin du XIXe siècle, est fréquemment mentionnée par le lectorat contemporain, tandis que les lecteurs des romans d’Anna de Noailles — deux des trois romans sont réédités depuis quelques années au Livre de Poche — semblent se raréfier (cette observation vise moins à contester le talent de Renée Vivien qu’à souligner une différence de réception entre son œuvre romanesque et celles d’Anna). Il faut dire que les héros des romans noailliens n’incarnent pas particulièrement des figures inspirantes et/ou émancipatrices pour le lecteur moderne. Chez elle, les femmes se pâment volontiers devant les hommes, et, quant à ces derniers, ils ont bien souvent l’allure de séducteurs usant de leur charme et de leur verbe pour asseoir, justement, leur domination. En l’occurrence, La Domination fait entrer en scène un personnage principal masculin assez antipathique, l’orgueilleux et suffisant Antoine Arnault, dont on suit la turbulente vie sentimentale et la carrière politique, et auquel Noailles n’hésite pas à prêter des pensées pour le moins misogynes :
« Antoine regarda les femmes. Il les trouvait impérieuses, arrogantes, satisfaites d'elles-mêmes dans leurs toilettes luisantes et tendues, sous leurs chapeaux de fleurs, avec leur air volontaire et restreint. (...) il les voyait toujours incomplètes, insatisfaites, penchantes, achevées seulement par les caresses des hommes. »
« Oui, pensait-il, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur sort. Elles n’ont pas d’autre réalité que notre désir, ni d’autre secours, ni d’autre espoir. Leur imagination, c’est de souhaiter notre rêve tendu vers elles, et leur résignation, c’est de pleurer contre notre cœur. Elles n’ont pas de réalité. »
Les femmes sont des « victimes qui s’affolent, courbées sous tout l’univers ». Pour qui connaît le peu d’inclination qu’avait Anna de Noailles pour le féminisme, le portrait d’Antoine n’est pas uniquement celui d’un personnage ouvertement caricatural. Dans sa correspondance, dans Les Innocentes ou la Sagesse des femmes, dans certains de ses textes en prose et notamment dans ses articles pour Vogue (relevons dans « Ambition des femmes » cette « perle » un brin provocatrice : « Une femme qui réfléchit fait peine à voir », et à la question qu’elle se pose à elle-même, « Mme de Noailles, vous n'êtes pas féministe ? », la réponse : « Un poète n'est pas obligé de l'être tout à fait »), se trouvent de multiples illustrations de sa défiance à l’égard de la figure féminine. Pourtant, si domination il y a dans ce roman, elle se situe indirectement de son côté. Antoine Arnault ne peut se soustraire au charme des femmes. Prisonnier de son attirance pour elles et des jeux pervers qui sont les siens pour les conquérir, éternelle victime de désirs inassouvis, il finit par inspirer au lecteur une véritable pitié. Significativement, il ne peut survivre à la mort de son ultime amour, Elisabeth. Peu avant de s’éteindre, elle lui avait pourtant préféré un autre homme, le jeune André Charmes. Et ce n’est pas précisément en femme soumise, mais en dominatrice, que cette passionaria est décrite : « Féroce comme l’époux quand il attire et quand il marque, elle le baisa sur la bouche… Et elle sentit que bondissaient en elle une violence et une puissance pareille à la Muse de Wagner, bacchante terrible qui parcourt tous les sommets de la musique (…) ») C’est bien elle, in fine, qui ment à Antoine, se joue de lui. Et c’est bien elle qui, dans cette nouvelle comparaison, est l’homme ; pire, « l’époux ».
Si l’on reprochait déjà à Noailles d’avoir donné trop d’elle-même à ses deux précédentes héroïnes, Sabine de Fontenay et Sœur Sophie, cette fois Antoine Arnault semble plus que jamais un « travesti de Mme de Noailles en Dom Juan » (Jean Larnac, Histoire de la littérature féminine en France, 1929). Ici encore, elle partage avec son héros cette « mélancolie profonde », ce « mal incomparable » qui « déchirent l'âme », et, on pardonnera ce poncif, cette soif d’aimer et d’être aimée… Antoine est las de la vie et du monde, il n’a envie de rien. Il porte en lui, décidément, la tristesse commune à tous les personnages noailliens. L’une des protagonistes, Donna Marie, « fait songer à mademoiselle Aïssé » : référence à l'épistolière Charlotte Aïssé (1693-1733), certes, mais surtout, nom que Maurice Barrès prêtait à Anna dans ses Cahiers. Donna enfant, c'est d’ailleurs aussi Anna petite fille ; « quand elle était petite, elle s'en souvient, devinant que son père venait de mourir, dans le salon où l'on était réuni elle se bouchait les oreilles, pour ne point entendre quelqu'un lui dire : "Votre père est mort." » Cette scène de deuil devait en effet être réitérée dans son autobiographie, plus de vingt-cinq années après l’écriture de La Domination. Elle y contera alors une nouvelle fois cette anecdote, vécue lors de la mort de son propre père : « Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas entendre formuler ce que je n’ignorais plus. » (Le Livre de ma vie, 1932).
Peut-être faut-il voir dans cet ultime roman la véritable clé de l’univers noaillien : non seulement dans la poésie d’une mélancolie sans remède, mais dans une écriture continuellement habitée par les grandes passions, les grands sentiments, les grands questionnements humains et métaphysiques dévolus à l’Homme et à tout ce qui est plus large que l’existence même... Le « bond prodigieux » qu’évoquait Proust ne tient pas tant à une transformation qu’à une exacerbation de ce qui germait déjà dans Le Visage émerveillé et La Nouvelle Espérance : cette exaltation et ce désespoir mêlés, portés, cette fois, par un personnage masculin. Mais La Domination n’apporte pas de rupture stylistique ou thématique nette (contrairement au Visage émerveillé, qui empruntait alors sa forme au journal fictif). Il ne cherche ni à prouver ni à démontrer de nouvelle vérité, ni même à marquer une réelle évolution par rapport aux œuvres précédentes. Ici plus que jamais, l’hyperbole et l’exaltation ne relèvent pas d’un simple goût du lyrisme, mais répondent à une nécessité presque désespérée d’amplifier la vie, de la transfigurer pour mieux la retenir captive et de lui conférer une intemporalité — une immortalité même, celle-là même que Proust, peut-être pas si loin de la vérité, reconnaissait à Noailles.
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Citations, extraits choisis
"Lunes et mélancoliques soupirs, fluides appels des âmes, larmes, goût de l’éternité, cette sombre fête des nuits à chaque moment l’étreignait."
"De retour chez lui, Antoine Arnault, solitaire, sentait vaciller ses chances et sa vie. Il souffrait d'être le seul témoin de soi-même."
"Il pleura sur ce qu'il sentait en lui de force, et de passion, et de bouillonnement, tandis que la molle nuit, indifférente, sous les arbres de l'avenue continuait sa douce course..."
"Comment pourrais-je, Martin, t'expliquer cet été ? L'été, c'est justement ce qu'on ne peut pas dire ! Les pelouses et le ciel font deux amoureuses haleines."
"La puissance d'enivrement, voilà le bien incomparable pour lequel rien ne nous est utile que nous-même. Dans de sombres bibliothèques, assis jusqu'après minuit, combien de fois n'ai-je pas saisi avec passion les livres les plus fameux, les plus caressés par la faveur éternelle ! je prends ces beaux coquillages, je les tiens un instant contre mon oreille, et je les laisse retomber, car leur mélodie m'a appris quelque chose qui est au-delà d'eux-mêmes."
"Je songe à l'amour. Il n'y a que l'amour qui prenne totalement notre empreinte : les femmes que nous avons fait un peu souffrir contre notre coeur gardent notre souvenir."
"Moi, Martin, je ne suis pas, comme toi, respectueux de toute la vie ; je suis respectueux de la douleur, du malaise aimable, de l'inquiétude de tous les petits êtres qui cherchent leur providence."
"Et Antoine Arnault, immobile, glacé, éperdu de rêverie et de tristesse, goûtait cette mélodie, ce silence, cet abîme, ces vies, toute la vie, et sentait monter à ses lèvres le goût du désir doux et funèbre..."
"Antoine Arnault, en contemplant l'espace étoilé, auprès de cette âme pensive, ressentait surtout la nostalgie de tous ces petits mondes brillants où il ne pénétrerait pas et ne deviendrait pas célèbre."
"Il lui semblait qu'elle appuyait cette main sur son rêve, sur les hautes vagues de la douleur."
"Dans les restaurants retirés où il l'emmenait le soir, et tandis qu'il observait la douce harmonie de son visage, de sa robe, de ses colliers, il riait de l'entendre raconter sa vie, avec une voix ardente et emportée, où l'on ne distinguait point si elle essayait d'établir la dignité de son existence solitaire ou l'évidence de ses tendres succès."
"Voyez, lui disait-il, mon amie, comme ce moment n'est point parfaitement agréable ! Je n'y jouis ni de vous, ni de cette douce nuit. Je pense au passé, à l'avenir."
"Pourquoi aucun spectacle n'est-il identique à soi-même, mais identique aux instants disparus !"
"Antoine s'était isolé ; détaché de son amie, reculé en soi-même, il excitait son imagination."
""Ah ! soupirait-il, je ne pense pas qu'on soit heureux ici : comme on étouffe ! (...) L'adolescent qui remporte un prix, le jeune homme qui presse les doigts de la jeune fille qu'il a choisie, tous ceux enfin qui montent à la vie, qui courent vers le laurier empli d'azur, ne se sentent-ils point soudain oppressés ?""
"Nulle philosophie ne prévaut contre ma tristesse."
"Ah ! dans la douleur et la honte, dans le courage et l'héroïsme, dans le parfum des tombeaux, qu'y a-t-il toujours de perfide, de sensuel, d'inavouable ?..."
""Quel étroit étang que votre coeur ! Un cygne y tiendrait à peine.""
"Il restait à Paris par lassitude ; il n'avait pas de désirs ; il ne voulait rien. Il avait horreur de l'univers et de la vie, qui lui paraissaient mornes, restreints, éclairés par ce triste jour d'en haut qui tombe de l'étroite vitre du plafond dans les mansardes."
"Il connut la tristesse de regarder et d'écouter les hommes ; de regarder sa vie et de se dire : "C'est ma jeunesse, et elle passe ainsi.""
"La vue de la nature lui rendait répugnantes les besognes électorales. A l'ombre d'un tilleul, et dans le silence de la prairie, il méprisait les figures humaines, l'activité bruyante et hargneuse, les revendications du besoin populaire."
"Antoine Arnault s'ennuie, se retire. "Voilà, pense-t-il, ce qu'elles font de cette ville [Venise] énamourée ! un mari, le thé, des vases de fleurs, la visite d'un vieux gentilhomme ! Ces innocentes aristocrates ne méritent pas la peine qu'on prend de les venir voir. Ah ! combien je leur préfère George Sand infidèle, qui, dans cette ville pressante, pensait sans doute : J'aime moi-même et mon plaisir.""
"Mon Dieu, pensait Antoine Arnault, si passionnés que nous soyons, comme elles le sont davantage, pour un peu d'ombre et de musique ! Celle-ci ne peut plus se traîner ; elle avoue une secrète émotion comme elle avouerait qu'elle a peur, ou qu'elle a froid. Quelle volupté elles se sont faite de leur servitude..."
"Elle ne retrouve pas la volupté solitaire de l'autre soir sur le grand canal, mais elle aime Antoine Arnault de toute son âme, et dans son esprit innocent, elle perçoit que l'amour est plus triste que la passion, qu'il ne peut se satisfaire, qu'il est placé dans une région du rêve où les images et les sanglots se répondent ; qu'il est un navire en détresse dans la nuit, dont les signaux, les fusées, les sourdes cassures ne seront point de la côte entendus..."
"J'ai mené plus de deuils et de fêtes dans mon imagination que ne peuvent en regorger les dômes et les palais de la terre."
"Il méprise tout cela, rien ne lui est assez : ce chaud azur, cette paix lourde, dorée, hachée d'or, cette vibration de l'immobile le contentent bien davantage. Solitaire, il est roi du monde (...)."
"Hélas ! elle le sait bien, elle ne peut pas se détacher de lui. Infidèle ou fidèle, n'est-il point toute sa volupté ? Le vertige et l'éclair, l'incomparable bouleversement, le désir et le plaisir, cent fois plus vifs et plus satisfaisants que ne sont l'une à l'autre la soif et l'eau, et enfin la langueur qui glisse jusqu'à la mort et jusqu'aux larmes immobiles, ne les a-t-elles point connus à cause de lui, à cause de son regard, de sa voix, de ses mains, fidèles ou infidèles ?"
"Ai-je dit, reprenait-il, que j'étais triste sans raisons ? Non, Martin, tout m'est une raison de tristesse. A peine au centre de ma vie, j'en vois déjà le néant, et j'en prévois le déclin. (...) L'univers est pour moi différent de ce qu'il apparaît aux autres hommes : les plus hautes montagnes me sont des collines que mon esprit franchit aisément, les villes des villages, et l'espace un étroit jardin. Par moments, ayant dépassé toutes les formes et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la folie... Martin, que fait-on sur la terre ? même si on avait le bonheur, on ne voudrait pas le continuer. Il faut la vie ascendante, et qui voudrait nous suivre dans cet insatiable enthousiasme ? (...) Je le sens, chaque jour je m'enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont plus rien. Et que puis-je sur moi-même ? En vain essaierai-je d'arrêter en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu'il m'augmente."
"Je n'ai pas trente ans, Martin, et voici que j'ai rompu avec ma vive jeunesse, avec mon enfance, l'illusion, l'espérance et la riante énergie."
"L'esprit a ses raisons que la science ne connaît pas. Je vais te dire mon malaise : je pense, et, généralement, on ne pense point. Vois les êtres vivre. Ils passent doucement de la force à la sénilité, ils étaient des hommes, ils sont des vieillards. Ils n'ont point réfléchi, et ce passage s'est opéré insensiblement. Mais, pour celui qui se regarde et se voit, quels sujets d'impuissante détresse, d'infinies lamentations !"
"Comme je n'ai rien pour moi, moi qui n'ai pas l'animale habitude de vivre, la douceur chaude, inerte, de la bête au terrier !"
"- Ne me parle plus, supplia-t-il, de livres, de littérature. Hélas ! où en est venu le divin métier ! Regarde. Combien sont-ils dans l'auguste enceinte ? Vois toutes ces créatures qui chantent : de leurs voix mêlées s'élève une hideuse cacophonie. Des livres et des livres ! On ne peut, dans ce tapage, distinguer la voix privilégiée. La poésie et le roman coulent comme deux fleuves fades ; les âmes les plus ordinaires usurpent un peu de gloire."
"- Mais tu aimes ta tristesse (...).
- Peut-être, je l'aime, répondit Antoine ; je ne sais. C'est comme si j'entendais tout le temps au fond du bois profond, touffu, le cor, le son du cor, qui est la plus pleine mélancolie qu'on puisse imaginer : l'on écoute, l'on meurt, et l'on ne peut bouger..."
"Il savait bien que Venise ment, que tout ment, qu'il n'est pas de bonheur, seulement une fuite rapide du temps, et des souvenirs qui s'usent."
"Souvent, dans la fraîcheur du matin, quittant sa table de travail, s'appuyant à la fenêtre et goûtant le vent délié, Antoine pensait : "Je suis content." Mais le contentement serre le coeur de ceux qui ont connu le plaisir..."
"Ces deux coeurs se réunissaient comme se rejoint l'eau libre enfin, qu'un obstacle divisait. Nulle différence ne leur enseignait l'éternel isolement ; plus ils avançaient dans le coeur l'un de l'autre par les douces conversations, plus l'écho de cristal des deux côtés résonnait. (...) Naissant amour ! joyeux comme le départ, comme le coeur des oiseaux qui vont s'envoler vers l'Egypte ! Leurs jours étincelaient, dorés pour Elisabeth, et pour Antoine vêtus d'une sombre lumière.
- Mourir, disait-il, la vie est finie, et j'entre dans votre éternité..."
"Ils s'aimaient.
Ce qu'ils voulaient arrivait. Le destin se pliait sous leurs pas et les faisait passer.
Dans la torture, dans la mort, ils n'eussent connu que la joie. Telle est la force de l'amour."
"Quelle force eût Antoine de fuir, d'écarter ce tragique fantôme, d'abandonner ce râle, qui, sans doute, lui parti, s'achevait humblement comme s'achève la douleur des femmes, — douleur d'amour et d'orgueil, toute leur douleur humaine, — sur des coussins bouleversés, entre les bras des suivantes, dans l'odeur des sels, de l'éther, dans la stupeur et la sueur, dans la pauvre maladie !..."
""Mais moi, je sais maintenant le sens des mots profonds, je sais ce que veulent dire le passé, le déclin et la fin, ce que veut dire l'ombre froide ; je sais les instants de la vie où, fatigué, s'asseyant entre son destin et la mort, également dégoûté, l'homme, avec stupeur, contemple son âme inerte et noire...""
""Hélas ! serai-je longtemps son bonheur ? Je ne puis plus lui donner ce que les femmes préfèrent ; le commencement. Je puis lui donner le temps, l'infinie croissance d'un inépuisable amour ; je ne puis plus lui donner ce qu'elle préfère : la surprise, l'attente, le commencement, terres inconnues que l'on découvre, belles Amériques du désir..."
"Que pouvait-il contre ce qui dort d'impur dans le sang et dans le rêve des femmes ? contre leur futur désir ? Si lasses qu'elles semblent, chaque fois qu'elles aiment elles renaissent. Le long de la vie elles aiment."
"(...) lui-même n'avait que trente-neuf ans, c'est la jeunesse encore, la force, le plaisir ; mais c'est déjà le temps compté, les beaux jours, les belles nuits limités, et l'attente affreuse de l'heure où il faudra que l'on pense : "Je n'ai plus toute ma royauté.""
"Lassé de la gloire, lassé de l'orgueil, il méditait sur l'amour ; (...) il songeait que moins encore que le soleil et la mort l'amour ne peut se regarder fixement. Il est la splendeur éternelle. On ne peut l'exprimer ; c'est le miracle qui bouge. Des humbles minutes du jour il fait d'éclatantes fusées. Il est soudain, furtif, immense, parfait, secret et théâtral..."
"Dans sa douleur, sa stupeur, sa fatigue profonde, Elisabeth percevait que le violent désir des hommes est le mystère et la vie, et la raison de la vie."
"L'étonnante immobilité de l'heure rêvait comme une cloche silencieuse."
"Lorsque Antoine et Elisabeth se taisaient, ayant échangé leur coeur, il leur semblait, non que quelque chose du désir humain s'achevât mais qu'un délire commençât dont le secret et la science ne sont point trouvés, et ils frissonnaient d'au-delà.
Quelquefois aussi Elisabeth éprouvait la solitude, la grande mélancolie, l'impatience des jeunes êtres, qui, brusquement désintéressés du présent, prévoient pour leur longue vie d'autres formes de l'aventure et du bonheur. Et d'autres fois tous deux se serraient l'un contre l'autre, mystérieusement affligés, réunis pour goûter la brève vie et l'éternelle mort, humbles, inquiets, comme on voit, dans la légende, le premier homme et la première femme sous le nuage qui porte Dieu."
"Ah ! le romanesque des morts, ce feuillage funèbre, ce silence, cette terre soulevée et mouillée. Les morts ! Antoine contemplait, le coeur brisé, ce peu de chose, ce rien, ce vraiment rien que sont les morts. Petit cimetière en désordre, où le ménage n'est point fait, où les morts ont à souffrir d'oublis et de négligences, parce que, d'abord, il faut servir les vivants !"
"Et Antoine Arnault, à force de folie, se mettait à jouer, à rire. "Puisque ce n'est rien, pensa-t-il, puisque c'est le néant et rien, puisque c'est au fond ridicule et révoltant, puéril et médiocre, quelle gravité me tient ici courbé, plus empli de rêves que devant un cercle de dieux ?...""
"Sa jalousie étendue au-delà des limites ne recherchait pas de cran. Son désespoir infini renonçait. Quand le coeur n'a qu'une certaine somme de détresse, il agit ; mais celui qui a toute sa détresse, il s'en remet au destin."