Anna de Noailles, l'exaltation et la mélancolie – Correspondance
Dernière mise à jour : 2 sept. 2022
"(...) toute ma mémoire et toute ma sensibilité m'envahissent, me possèdent et me tuent, j'étouffe d'une poésie noire qui va au delà de l'être et rejoint la mort. C'est un grand effort de vivre."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau
29 octobre 1904
Anna de Noailles, c. 1922-1923
"Sévère à moi-même, j'ai pu dire souvent, dans mes instants de grande fatigue, d'inertie sans recours, de désabusement et de juste épouvante devant le néant de l'infime comme de l'infini : "Je me sens inutile, mais irremplaçable..."" écrivait Anna de Noailles (1876-1933) pour clore l'introduction de ses Mémoires, publiés sous le titre Le Livre de ma vie (1932). Ces quelques mots résument à merveille l’alliance d’orgueil et de souffrance réelle de l’écrivaine. Loin d'être une "poétesse maudite" cependant, celle qui constatait "(...) S'établissaient en moi ce profond grief contre la vie, cette hostilité envahissante et résolue, ce reproche réfléchi qui me faisait soupirer souvent" (Le Livre de ma vie) a bénéficié d'une enfance propice aux rêveries et à l'apprentissage. Issue de la noblesse roumaine, Anna reçut une éducation privilégiée, terreau fertile à sa vivacité innée. "Je ne tairai pas l'énergie méritoire de mon enfantin passé.", déclare-t-elle aussi dans Le Livre de ma vie. La découverte de la nature qui la bouleverse, la fascination qu'exercent sur elle certains écrivains et poètes, dont Musset, Corneille, Racine et Victor Hugo, sa précocité intellectuelle et ses nombreux dons expliquent qu’elle écrivît ses premiers vers à un très jeune âge. La renommée arrive sans tarder ; son don pour la poésie est reconnu publiquement dès la publication du Cœur innombrable, en 1901. S'ensuivent L'Ombre des jours (1902), puis trois romans ; La Nouvelle espérance (1903), Le Visage émerveillé (1904), et La Domination (1905). D'autres recueils seront publiés au fil des années, dont Les Éblouissements (1907), Les Vivants et les morts (1913), Les Forces éternelles (1920) ou encore L'Honneur de souffrir (1927). Une production littéraire polymorphe, puisqu'elle écrit également pour plusieurs revues, donne divers discours, et rédige la fameuse autobiographie évoquée plus haut. Celle-ci, débutée en 1931, deux ans avant sa mort, resta inachevée.
Violemment animée par la Beauté, la nature et l'amour, hantée par la mort, la sensibilité toujours en alerte, Anna de Noailles compose ses romans comme ses vers ; son lyrisme exalté emprunte à Chateaubriand et Rousseau toute l'ardente mélancolie de sa plume. Muse, vedette des salons du Tout-Paris, célèbre pour ses illustres amitiés, elle captiva les regards et les esprits de ses contemporains. Aujourd'hui, l'aura d'Anna de Noailles fascine toujours, bien que sa popularité posthume n'ait jamais atteint celle qui l'entourait de son vivant.
Le flou entourant les causes de sa mort, à cinquante-six ans, contribue à sceller cette fascinante destinée. "Aucun organe essentiel n'est atteint chez moi et cependant, je m'en vais. Je meurs de moi-même", confia-t-elle à la comtesse Thérèse Murat peu avant de s'éteindre. Une forme de combustion intérieure, marquant peut-être le terme d’une longue lutte existentielle entre malheur et espérance.
La vaste correspondance d'Anna de Noailles, dont nous extrayons ci-dessous quelques belles envolées, est à l’image de sa personnalité : complexe et inclassable.
Egalement à lire à propos d'Anna de Noailles, sur anthologia :
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Morceaux choisis de correspondance
Tirés des ouvrages suivants :
- Anna de Noailles, Coeur innombrable ; Biographie et correspondance, par Elisabeth Higonnet-Duga, Editions Michel de Maule, 1989
- Marcel Proust, Anna de Noailles, Correspondance (1901-1922), préface et notes de Mathilde Bertrand, Editions Rivages poche, 2021
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, août 1899
"Le destin me malmène, je suis toute cassée il me semble que je ne vis plus que sur un pied ce qui est une façon précaire de vivre et j'aggrave ce malaise d'une sorte de pitié de moi. Je suis si sensible à l'infortune que la mienne même me touche et je m'afflige de ma peine comme de la désolation d'autrui, je me trouve très petite pour toute cette fatigue à traîner et cela m'induit à une molle et mauvaise tendresse.
(...)
J'ai en ce moment un peu de peine à lire et à penser librement ; la nature me noue à elle d'un lien singulier, soyeux et plaisant comme ses herbes, volontaire et tordu comme les branches robustes des rosiers. Alors, comme c'est entre nous une amoureuse union, je lui cède et me balance à elle comme les châtaignes au bout des branches. Ces heures de contemplation me sont précieuses, je me sens accueillie par la grande famille végétale, je suis en confiance avec elle et le soir il me semble que le soleil rose se couche dans mon coeur au lieu d'aller mourir au lac. Je travaille un peu, doucement, sans effort et sans entêtement, en laissant mes impressions se fondre et couler en rythmes comme une eau qui dégèle."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, 8 septembre 1900
"Il est pesant et triste de loger comme je fais en mon coeur, le goût du précis et du rêve, la mollesse et le désir, le sage et l'absurde ; quelque amoureuse et passionnée que je sois de l'exact contour des choses, de la science, du réel et du vrai, je garde la stupeur et la mélancolie de ce que le monde ne contienne pas de divin, pas de tendresse penchée vers nous, quelque chose au-dessus du possible."
"Anna de Noailles au manchon", photographie d'Otto Wegener, c.1905
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, 18 octobre 1900
[Anna avait donné naissance, juste un mois auparavant, à son unique enfant, un garçon du nom d'Anne-Jules.]
"La vue de Mathieu [de Noailles, son mari] et de l'enfant, eux deux que j'aime si chaudement, me fait mal car elle excite en moi la grande force de mon coeur que je suis trop faible pour porter. Je voudrais me cacher d'eux pour souffrir. Si cela était possible je partirais, j'irais en quelque endroit où il n'est pas répréhensible d'être triste. La solitude convient à ceux qui ayant épuisé leur substance généreuse n'ont plus à donner que leurs larmes."
Anna de Noailles à Mathieu de Noailles, 22 décembre 1900
[Anna écrit cette lettre — qu'elle n'enverra pas à son mari mais qu'il trouvera plus tard —, depuis la Clinique du Docteur Sollier. Ses crises de désespoir s'accentuant, c'est sur conseil de son neurologue qu'elle y resta, isolée de ses proches, de décembre 1900 à février 1901.]
"Mon amour, j'ai tant souffert, j'ai eu l'âme si écorchée et si saignante, je me suis sentie si près de la folie et de la mort que j'ai pu par un effort terrible me tenir en patience et en calme pendant quelques jours ; mais ton souvenir est en moi toujours et voici qu'aujourd'hui il me déchire et me fait mourir de nouveau. Toute ma tendre vie près de toi, toutes les heures de mon bonheur et de mes maux que tu as protégés divinement, passent dans ma pensée et me font mal. Mon amour ne me laisse pas souffrir loin de toi, viens me prendre puisque tu sais bien que je suis à toi de tout mon vouloir et de tout mon amour.
Cher aimé pour qui je lutte pour qui je combats si durement, cher aimé pour qui j'endure la solitude, la douleur, l'atroce et doux souvenir, mon coeur est en perpétuel travail d'amour pour toi. Je t'adore et je te désire, je t'adore et je te veux. Pourquoi mon amour m'as-tu abandonnée."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, 10 janvier 1901
"Vous m'avez aidée à porter, collés à moi, ces jours cruels et aigus dont les pointes m'entraient dans la chair. Je crois qu'on reste marqué du malheur ; j'ai dans l'âme un pli de dureté et de méfiance, un regard oblique vers la vie que je ne connaissais pas. J'ai vécu seule dans l'abandon et dans l'horreur des heures si terribles que la cendre amère m'en reste dans la bouche ; il y a des désespoirs plus mauvais que des maladies, des désespoirs infectieux qui corrompent l'âme et le sang et laissent dans l'organisme leurs toxines."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, 10 avril 1901
"Quand on est très heureux comme je le suis (...) on arrive par instants, par plénitude de vie, à respirer l'horizon et l'espace, et, assis à l'abri heureux de sa demeure on croit que le plaisir est de regarder la mer tumultueuse quand il vient en vérité d'être dans le jardin clos et parfumé où est toute la joie."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, avril 1901
"Je suis mal avec les voyages ; je n'aime pas savoir que la terre est grande, que les eaux sont infinies, j'aime que l'être soit important, que les paysages soient serrés autour de lui, et que le souvenir, le présent, le désir emplissent et diminuent les endroits qu'on habite."
Anna de Noailles à Francis Jammes, septembre ou octobre 1902
"Je ne pense pas qu'il soit en ce temps de plus chère joie, de plus triste et pesante joie que de lire les choses que vous écrivez.
Pour moi, qui les porte toutes dans la douleur de mon coeur — car je ne pense pas que la douleur et une certaine joie trop forte soient des manières différentes de sentir — je ne puis pas, si indiscret que cela me paraisse, m'empêcher de vous dire de quel frisson infini vous aggravez pour nous la vie, l'amoureuse vie qui mène le plaisir jusqu'à la défaillance. — et que cherche-t-on d'autre que le pire du bonheur ?"
Anna de Noailles à Francis Jammes, 19 février 1904
"Monsieur, vous avez inventé une tendresse incomparable, unique : qui est à vous seul, qui est à nous à cause de vous. Une tendresse de féerie et tout humaine, quelque chose qui déchire le coeur et l'emplit d'un printemps vert, cru, divin. Monsieur, ce n'est pas encore cela que je pense : je pense vingt fois plus haut et plus chaudement ; je pense que des lignes de vous m'ont appris les pelouses, l'aube, l'air, le bec divin de l'oiseau et la goutte de chanson dans sa gorge, plus que ne l'avaient fait mes chers jardins et ma grande attention inclinée. Ce que j'attendais, — cet arôme de l'arôme, — cette buée qui tremble encore et qui pourtant demeure, cette fraîcheur et cette chaleur que vous augmentez sans l'avoir troublée, je la goûte maintenant dans vos livres, plus emplis de mon rêve que moi-même."
Anna de Noailles à Marcel Proust, 28 février 1904
"Je ne sais pas si vous savez bien le goût absolu, l'admiration que j'ai de votre esprit, dont je ne puis parler qu'avec ce sourire de plaisir profond que nous donne ce que nous aimons avec excès, avec la plus grande complaisance du coeur ; — il y a des paysages délicieux que j'ai aimés ainsi, et les soleils, plus petits, du soir, que j'ai tant contemplés avec ce sourire, au moment où ils s'en allaient, que j'ai senti qu'ils me rendaient beaucoup de sympathie."
Anna de Noailles à Augustine Bulteau, 23 août 1905
"Ma Toche chérie, j'ai passé huit jours de telle fatigue, colère, abrutissement à la suite du voyage de Berne, inutile, qu'en arrivant ici je suis restée coite et furieuse dans mon lit, boudant, pestant, désespérant, projetant ceci, cela, et voici qu'à la faveur de cette bouderie, de cette misanthropie entêtée, je me suis reposée, redressée, remise. Pour la première fois depuis longtemps je vois cesser la douleur quotidienne et, avançant dans le repos comme les saints dans la perfection, j'ai interrompu la littérature — un instant — et je vis dans l'air des vallons, me soustrayant à la conversation, menant une vie d'ermite sans cœur."
Extrait du manuscrit de la lettre d'Anna de Noailles à Augustine Bulteau du 23 août 1905
Gallica, BNF
Anna de Noailles à Marcel Proust, 20 mars 1907
"Cher Marcel, quel enchantement pour mon amitié que vous écriviez de si belles histoires sinueuses, coupées, reprises, qui s'arrêtent pour parler, respirer, rire, pleurer, qui ressemblent à la vie, à la journée, au coeur, aux hasards, aux songes."
Anna de Noailles à Henri Franck, 24 novembre 1909
"Je ne pourrai pas vous voir demain, je ne suis pas libre, et je crois qu'il vaut mieux que nous ne fixions pas un autre jour tout de suite, parce qu'il est toujours possible que vous ayez au dernier moment à travailler et que moi je suis alors tourmentée, souffrante, et je ne puis préparer sans cesse ces grands vides de la journée après lesquels je reste seule et malade. (...) Je vous prie donc d'être tranquille, et de me permettre aussi un peu de repos et de solidité."
Anna de Noailles à Henri Franck, 7 mars 1910
"Il faudra un jour que je veuille travailler au lieu de ne faire qu'imprégner l'air de la rêverie la plus ardente et du plus pur encens du coeur."
Anna de Noailles à François Mauriac, 27 septembre 1910
"La poésie a ses églises et ses chants, ses sublimes crédulités. Elle ne soutient pas sur le désespoir, mais elle fait retentir l’abîme d’une musique sacrée où l’orgueil prodigue ses hautes et sombres consolations."
Anna de Noailles à André Gide, 15 avril 1928
"Dans l'ennui et la tristesse où je vis volontairement, j'entends parfois des accords de l'âme qui émeuvent la raison."
Anna de Noailles à Bernard Grasset, avril 1930
"Le courage, le feu, la persévérance de la créature engendrent le divin. Je ne cesserai de le dire : l'homme possède une âme tant qu'il est vivant."
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Ci-dessus : Anna de Noailles lit son poème "J'écris pour que le jour...", tiré du recueil L'Ombre des jours (1908).
Séance d'enregistrement menée le 12 avril 1921 par Jean Poirot (Archives de la parole, Sorbonne). Cet enregistrement est conservé à la Bibliothèque nationale de France. Il s'accompagne d'un deuxième poème lu par la poétesse, "Jeunesse".
Enregistrement complet disponible sur Gallica.