top of page

Anna de Noailles et la mort du père, dans Le Livre de ma vie (1932)


"Je cessais de vouloir vivre, de pouvoir manger. Je ne comprenais pas bien que le destin, par un si grand trouble intérieur, voulût m'obliger à sortir d'un univers où il m'avait exigée."

Anna de Noailles

Autochrome A 74 818

Musée Albert-Kahn



"La mort de mon père"

Extrait de l'autobiographie d'Anna de Noailles, Le Livre de ma vie (1932).


Soudain, la nouvelle d'une maladie subite de mon père se répandit dans notre maison. L'alarme, à la manière d'une rumeur assourdie, d'une anxiété brouillée et indéchiffrable, parvenait jusqu'à ma soeur et à moi. Les télégrammes, en ce temps-là peu rapides, arrivaient par le facteur, d'Evian à notre villa d'Amphion. Nos hôtes de l'été, qui occupaient la demeure, s'ingéniaient, nous le devinions en surprenant leurs conversations accompagnées de gestes emportés et négatifs, à rassurer ma mère. Ils lui tenaient ces ignorants propos dont le but est d'embarrasser et de contredire la révélation progressive de la vérité. L'annonce inquiétante faite à ma mère et à son entourage par les messages expédiés de Paris semblait se maintenir fièrement à leur hauteur, ne descendre que lentement et par lambeaux jusqu'aux petites filles placées au bas de la vie commençante. Cependant, d'heure en heure, la gravité du mal qui terrassait mon père augmentait. On nous abandonnait à notre curiosité triste, à nos suppositions sans paroles. (...) On nous apprit brusquement que notre mère partait le soir même pour Paris, l'état de santé de mon père s'étant aggravé. La maison se vida de ses hôtes ; les femmes de chambre nous éloignaient du corridor en émoi, afin de transporter en hâte et librement, jusqu'aux casiers étalés des malles, les toilettes, la lingerie, tout le contenu des nombreuses armoires. Prête pour le départ, notre mère, au visage soudain immobile et consterné, ne nous fit pas d'adieux. Enfin, nous nous trouvâmes à l'heure du dîner, ma soeur et moi, dans une salle à manger froide, qu'on ne prit pas la peine d'éclairer suffisamment, et entourées de serviteurs sans contrainte, lesquels amenaient à leur suite, autour de nous, bien qu'à distance, les bateliers, les jardiniers de notre propriété sans surveillance. En un instant, nous fûmes assises à la table trop grande, seules, l'une en face de l'autre, à la place qu'occupaient nos parents. Ascension immédiate et poignante des petits êtres qui, tout à coup, succèdent, dans un espace désertique, à ceux qui dominaient, commandaient et protégeaient ! Au cours de ces réminiscences, je songe à la phrase poignante que Michelet nous rapporte de Luther. Revenant d'assister aux obsèques de son père, le violent réformateur se laissa tomber, silencieux et accablé, sur un siège où ses amis, anxieux, s'empressèrent autour de sa farouche détresse. Il les écarta de sa personne, scruta longuement du regard ce gouffre invisible où s'était engloutie sa chair initiale, et, bien que dans la force de son âge, il prononça ces paroles amères, fit retentir cette plainte d'orphelin que plus rien derrière soi ne surplombe ni n'étaye : "Désormais, c'est moi le vieux Luther !"


(...)

En entrant dans la pièce où ma mère se trouvait assise et comme figée, sans autre expression que celle de la stupeur et vêtue d'un noir opaque, je compris que mon père était mort. Mais je ne voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas entendre formuler ce que je n'ignorais plus. La puissance des mots, ce qu'ils ont d'irrévocable, l'annonce évocatrice que ne peut égaler ou dépasser que le spectacle même, qui nous fut épargné, me rendait puissamment minutieuse envers un tel événement. Les précautions que je pris toujours contre la violente intrusion des paroles dans l'esprit, je ne m'en suis pas servie pour dissimuler la douleur, pour la taire. Dire ou ne pas dire, tout le caractère des êtres et l'appui sur lequel se meuvent les événements dépendent du choix que l'on fait de l'une ou de l'autre de ces décisions. J'ai toujours préféré, quand c'était possible et ne pouvait nuire à nul être, dire un peu, ou beaucoup, ou différemment, afin de me délivrer d'une quantité de cet invisible sang spirituel par quoi l'on suffoque.

Ce qui me semble certain, c'est que la phrase de Mme de Staël : "Les grandes douleurs sont muettes" est en marge de la réalité. Le malheur avoue, se débat, raconte, clame, et je trouve parfaitement justes et émouvantes ces paroles prononcées par un être en proie à une grande souffrance dont il cherchait à exprimer l'intensité : "J'ai inventé des cris nouveaux !"

Dans l'hôtel en deuil de l'avenue Hoche, on conduisait à nous jeter de côté comme si notre présence misérable et silencieuse, notre incapacité de servir et d'apporter quelque soulagement au désespoir maternel, témoignaient d'un manque de respect ou révélaient un esprit dissipé. Les amis de ma mère ne se souciaient que d'elle. L'on paraissait nous reprocher jusqu'à notre pauvre aspect d'enfants détériorés par la catastrophe. Nous finîmes notre journée dans l'office, chez les serviteurs, et passâmes la nuit dans la chambre du cocher et de sa femme, qui nous la cédèrent. Le coeur populaire est zélé, organisateur, prodigue ; il offre ce qu'il pense devoir être désirable et réparateur ; on nous apporta une nourriture excessive, on entassa des édredons sur le lit, on fit dans la cheminée un feu qui éclaira la modeste pièce d'une sorte d'incendie heureux, mais l'âme demeura solitaire et comme blessée de tant de soins destinés au corps.

(...)


Pour ma part, je cessais de vouloir vivre, de pouvoir manger. Je ne comprenais pas bien que le destin, par un si grand trouble intérieur, voulût m'obliger à sortir d'un univers où il m'avait exigée. Je périssais confusément, comme un oiseau qui meurt. Un peu d'eau de Cologne qu'on me contraignit à respirer dans un moment où je défaillais me laissa une impression si nette d'arôme mélangé au malheur que pendant des années je conservai, à l'égard de cet allègre effluve, une aversion insurmontable.


(...)


*


Comment ne pas songer ici au deuil secret et dénué de tout apparat qui, plus tard, accompagne la mort de ceux de nos amis qui emportent avec eux notre vie ? Ils nous laissent gisants, sans nul autre parti à prendre que de méditer leur intolérable absence. Le vieux tricot de laine cramoisie que nous portions à l'heure des conversations tendres et familières ; aux instants de notre travail, par eux contemplé ; au cours des repas intimes, et qu'ils baisaient à l'épaule, au coude, au poignet, ne nous offre pas le divertissement de songer à le quitter ! Lorsque, chancelants, amputés d'eux, nous recommençons à faire nos premiers pas sur la terre qui nous les a dérobés et qui, en tous lieux, nous semblera funèbre, nous pouvons revêtir désormais la robe décrochée au hasard dans l'armoire ; nous pouvons poser sur nos cheveux un chapeau garni de plumes de rouge-gorge ou de pourpres camélias, sans nous préoccuper de notre aspect, qui ne nous tient plus à coeur. Les malheurs sans guérison ne se révèlent pas aux passants ni même à nos relations superficielles. Ils n'ont pas de registre dans la loge du concierge ni dans le vestibule de nos maisons ; le meurtre qu'ils ont exercé sur nous demeure notre secret et notre inépuisable savoir...

© Anthologia, 2025. Tous droits réservés.

bottom of page