André Lafon, l'énigmatique
Dernière mise à jour : 18 mai
"Vous êtes, mes poèmes, ces enfants peu vêtus du bord des routes, aux yeux de tristesse et d'étonnement. Il faut, pour vous entendre, se faire simple comme vous. Du moins, à ceux qui s'attarderont pour vous connaître, donner tout le charme des pleurs naïfs, des rires jeunes et des voix qui n'ont pas encore menti."
André Lafon, préface aux Poèmes provinciaux (1908)
"André Lafon demeurera jusqu'à la fin un pur "esthète" dans toute la force de ce beau terme décrié. (...) Il accumulait autour d'un cœur trop sensible les nuages d'un songe éternel."
François Mauriac à propos d'André Lafon in La Revue des jeunes, 25 juillet 1918.
"C’était un courageux, à l’âme fière et forte", écrivait Maurice Barrès à son propos, dans l'Echo de Paris (8 mai 1915). Deux ans avant la Première Guerre Mondiale, André Lafon (1883-1915) eut l'honneur d'être premier lauréat du Grand prix de littérature de l'Académie Française pour son roman L'Élève Gilles. Mort très jeune, il avait pourtant déjà publié quatre œuvres ; deux recueils de vers, Les Poèmes provinciaux en 1908 et La Maison pauvre en 1911, et deux romans, L'Élève Gilles en 1912, et La Maison sur la rive en 1914. Grand travailleur, Lafon avait tout de l'élève studieux puis du jeune écrivain prometteur. Né à Blaye, il avait poursuivi ses études de lettres à Bordeaux. Son caractère humble et doux lui permettait de ne pas considérer comme indignes les tâches jugées subalternes de surveillant de dortoir et d'employé de commerce. Ami de François Mauriac — ce dernier lui consacrera plusieurs articles ainsi qu'une étude, La Vie et la Mort d'un poète (1924) — et du poète Jean de La Ville de Mirmont tombé lui-même au combat sur le Chemin des Dames, remarqué par Barrès qui avait fort apprécié L'Elève Gilles, Lafon s'était également fiancé, un très court temps seulement, à l'écrivain girondine Jeanne Alleman ("Jean Balde"). Décrit par Mauriac comme inquiet et réservé, voire effacé ("L'effacement d'une âme n'est souvent que son parti-pris de n'être pas vue pour n'être pas blessée. Une sorte de mimétisme spirituel obligeait André à s'effacer, à se confondre. Il demeurait toujours à l'arrière-plan du tableau, loin de la lampe : il peuplait l'ombre." La Revue des jeunes, 25 juillet 1918), Lafon s'était pourtant fait un devoir de prendre part à la Grande Guerre, sacrifice qu'il aurait pu éviter en raison de sa santé fragile. Affecté gestionnaire ambulancier, il succomba à trente-deux ans de la scarlatine, dans un hôpital militaire bordelais.
Martial Piéchaud (debout), François Mauriac (à gauche) et André Lafon, 1911.
© Collection Malagar Centre François Mauriac
--
Choix de poèmes
Dimanche
Poèmes provinciaux (1908)
Un peu plus de tristesse à la rue et aux champs ;
Un peu plus de mélancolie au cœur cherchant
Pourquoi ce jour lui pèse et pourquoi le Dimanche,
Avec ses airs de cloches et ses robes blanches,
Passe morose et lent comme une femme en deuil.
Je suis allé m'asseoir à la pierre du seuil ;
Des vieilles se rendaient à l'Eglise, leurs filles
Avaient mis le chapeau le plus frais ; les familles
Etaient heureuses et, dans l'air bleu, lourd d'orgueil,
S'exaltait le chant clair du bronze catholique.
J'ai cueilli au jardin la mauve véronique
Et revenant à ma chambre j'ai mis dans l'eau
La fleur ; puis j'ai repris mon livre, mais l'unique,
Mais l'invincible ennui des jours dominicaux
Enveloppe mon front d'une vague détresse.
Les champs sont recueillis, par la fenêtre il vient
Tout un parfum trainant de Vêpres, de Grand'Messe
Avec des chants obscurs d'orgue... Je me souviens !
Fêtes carillonnées, voiles blancs, vierges minces,
En procession lente au fond du passé gris,
Fleurs mourant au pavé. Rameaux et pain bénit,
Fêtes du Saint-Ennui, Dimanches de Province !
Calme de la maison pieuse où nulle main
Ne coud ; où la grand'mère lit, au paroissien,
L'Evangile du jour lorsque l'office sonne ;
Sermon à Vêpres et les Psaumes pénitents ;
Le sou qu'à la sortie avec pitié l'on donne,
Visite à la sœur pâle au parloir du Couvent,
Promenade poussée à l'étroit cimetière ;
Retours las et songeurs dans le jour finissant,
Soupers silencieux à la clarté dernière...
Dimanches qui pleurez sur nos rires naissants,
Dimanches qui trompez le désir de l'enfant
Et, désœuvrant ses doigts, attristez sa pensée
Des offices chrétiens aux nostalgiques chants
Et de l'obsession des cloches balancées,
Ah ! comme vous marquez la jeunesse et le cœur
Pour qu'après tant de jours et la foi disparue
Nous sentions à vous voir un sourd besoin de pleurs
Et que par vous vêtus les aîtres et les fleurs
Semblent rêver sur des tristesses inconnues.
Un soir...
Poèmes provinciaux (1908)
Des solives couleur de cuir descend la lampe
Dont la rose clarté baigne la nappe et luit
Aux assiettes à fleurs, touche le broc, les fruits,
Les faces en gaîté, les mains vives, s'enfuit
Sous les meubles, laissant dans l'ombre les estampes.
Le souper se prolonge, ce soir, le vent frais
Entre par la fenêtre avec des bruits de branches ;
La lueur de la salle au dehors gris s'épanche.
Je regarde un petit papillon s'effarer
Sous l'abat-jour.... Mon cœur dans l'heure intime penche.
Et voici que la peur des autres soirs me point :
Des soirs fatals où l'ombre, à présent refoulée,
Aura vaincu la lampe et s'épandant des coins
Régnera par la pièce ; où les voix bien aimées
Ne vivront plus ailleurs qu'en de vieilles mémoires !
Où toute la maison sera muette et noire,
Pleine du seul parfum ténu des souvenirs...
J'ai la peur de ces soirs secrets qui vont venir !
Et le présent riant et clair tant que s'allonge
Ma pensée aux lointains qui le verront finir,
Semble déjà bruire et trembler en un songe.
Berceuse
Poèmes provinciaux (1908)
Dors ; J'ai fermé la porte. Il est nuit ; le vent pleure.
Aux roseaux de l'étang, l'entends-tu pas gémir ?
Voyageur éternel sans foyer ni demeure
Dont la voix épouvante et nous glace à cette heure
Ou l'on songe aux marins perdus !... Il faut dormir
Mon petit ; il est tard. de l'église lointaine,
Neuf coups, dans le silence, ont chanté gravement.
Je te souris encore une fois, que la peine
Du jour qui va finir s'efface en ce moment.
Que mon regard soit doux comme ton regard même
Et pur ; et que demain, au réveil et toujours,
Mieux que tous les regards qui te diront "je t'aime"
Il te pénètre, enfant, de mon immense amour.
Que demain, que plus tard, au penchant de ta vie,
Quand, peut-être courbé sur les routes, un soir,
Ton cœur saura l'oubli des cœurs, il te convie
A venir près de moi qui t'attendrai t'asseoir.
Que si mes yeux alors, seulement dans ton âme
Brillent et s'ils sont clos, ô mon fils, pour jamais,
Tu dises : "Sois bénie entre toutes les femmes,
Pauvre femme au front lourd, ma mère qui m'aimais !"
L'heure grise
Poèmes provinciaux (1908)
Ce jour-ci m'a meurtri plus qu'un dur faix de branches,
Pourtant je ne hais pas sa lueur qui s'en va.
Près des vitres le soir me ramène et me penche,
J'oublie en ma langueur ce mal qu'il me porta.
Une brune douceur se glisse dans la pièce.
L'horloge centenaire en sa gaine de bois
Laisse égoutter le temps sans hâte ni faiblesse
Ayant vu s'enlacer le rire et la détresse
Et puis tout s'effacer des âmes d'autrefois.
Si tu rentrais, ô toi, toi par qui je défaille,
En ce soir où mon cœur est plus lourd que ses poids
Je dirais seulement : « Te voilà !... Te voilà !... »
Tu viendrais près de moi, sur la chaise de paille
Je reverrais tes mains, tes cheveux, ta médaille
Et je ne serais pas plus amer pour cela.
L'adieu
Poèmes provinciaux (1908)
Et c'est pour un adieu que me voici venu,
Jardin et toi maison où le jasmin se penche !
Les roses, de nouveau naissent... Mon cœur ému
Voudrait voir se fermer chaque corolle blanche,
Voici ma jeunesse au clair regard de matin
Qui me rit dans le cadre frais de la croisée
Oh ! garde son parfum, demeure, et qu'enfermée,
Je la retrouve avec sa voix douce en un coin
Pour reprendre à mon front la couronne fanée
Des espoirs qu'ont entrelacés ses jeunes mains.
Et reste aussi, maison, tout au fond de ces feuilles,
Garde-toi pour l'accueil, plus tard, pour qu'au foyer
Ce soit encor la vie en paix qui se recueille
Dans l'étirement lent des jours appariés.
Que dure en toi l'amour, la force patiente,
La résignation au devoir de souffrir
De ces âmes de peine humblement souriantes
Naïves à prier, tendres au souvenir
Et qui, me revoyant, joindront leurs mains tremblantes,
Quand près d'elles, un soir, je m'en viendrai finir !
Mais voilà que sur toi va s'alanguir l'Automne ;
L'air s'attriste déjà des senteurs de Toussaint
Et la vigne s'empourpre et moi, pour les lointains,
Suivant le fleuve, enfin vainqueur, je t'abandonne :
O Province qui me berças si bonnement
Du rythme de tes voix fidèles aux coutumes !
Je pars, mais sur la route où pèse encor la brume,
J'emporterai de toi ce que je cueillis dans
Tes chambres, tes jardins de silence, tes rues ;
La pitié s'inclinant sur la souffrance nue,
Et le don de soi-même aux autres et l'effort
Persistant sans vain bruit et sans vaine parole.
Le respect de tout ce qui fleurit, rampe, vole,
De tout ce qui s'en vient avec nous vers la mort...
Je t'aime, va, tu es l'inoubliable port
Dont on rêve ; ton souvenir, plein de pétales,
De vignes, de murs vieux et de pauvresses pâles
Avec moi, doucement, parfois viendra causer...
Cette feuille à mon livre, à mon seuil ce baiser
Oh ! regarde longtemps diminuer la voile !...