Amiel et Maurice de Guérin : La Tentation du Rêve
Dernière mise à jour : 15 avr. 2023
Caspar David Friedrich - Lever de lune sur la mer, 1822
Extraits de :
Georges Gusdorf
L’Homme Romantique
(1966)
"Le thème de la migration des âmes est familier aux romantiques ; après la mort, les âmes, libérées de leur prison de chair, vagabonderont à travers les espaces cosmiques, jusqu'au moment où il leur sera donné de se réincarner dans un être nouveau, au sein duquel elles prolongeront leur destinée mystérieuse. La rêverie offre la possibilité d'une dépossession, d'une migration de l'âme à l'intérieur même de l'expérience vécue, elle autorise un exercice d'ontologie.
Amiel réalise un exercice de ce genre ; l'être personnel met à l'épreuve la possibilité dont il jouit de se déprendre ou de se reprendre :
« Se défaire de son organisation actuelle en oubliant et en éteignant de proche en proche ses divers sens, et rentrant sympathiquement, par une sorte de résorption merveilleuse, dans l'état psychique antérieur à la vue et à l'ouïe ; plus encore, redescendre dans cet enveloppement jusqu'à l'état d'animal et même de plante ; — et plus profondément encore, par une simplification croissante, se réduire à l'état de germe, de point, d'existence latente ; c'est-à-dire s'affranchir de l'espace, du temps, du corps et de la vie en replongeant de cercle en cercle jusqu'aux ténèbres de son être primitif, en rééprouvant, par d'infinies métamorphoses, l'émotion de sa propre genèse, et en se retirant et en se condensant en soi jusqu'à la virtualité des limbes : — faculté précieuse et trop rare, privilège suprême de l'intelligence, jeunesse spirituelle à volonté. »
La conscience romantique ressent la nostalgie de ce moment de la plus haute actualité, et cette nostalgie ontologique pourrait bien être la clef de toutes les nostalgies subalternes, dans l'espace spirituel du romantisme. Une sensibilité sans borne s'identifie à l'expansion cosmique de l'être. Maurice de Guérin, comme Amiel, expérimente ce mouvement d'identification au sens dans sa totalité.
« Tout se brouille au-dedans et au-dehors. Un immense chaos, la nature, les hommes, la science, l'universalité des choses roule ses flots contre un point isolé, comme un écueil dans la mer, mon âme perdue dans l'écume et le bruit... Je soutiens l'assaut d'une onde infinie, combien de temps tiendrai-je ferme ? (...) J'ai douté de moi-même d'un point imperceptible. Le doute qui couvrait ce point imperceptible a rompu ses limites, il couvre le monde ; un atome s'est dilaté sur l'univers entier. Je ne souffrais qu'en moi-même ; je souffre en toutes choses. »
La pensée romantique ne va pas, comme la doctrine bouddhique, jusqu'à considérer l'individualité comme le résultat d'une pernicieuse illusion. Mais elle situe l'être personnel en prise directe avec l'être total de l'univers ; la conscience est un point d'affleurement pour le sens ; en revenant à sa racine, elle parcourt l'arbre du monde.
Portrait de Maurice de Guérin (1810-1839)
Guérin note le lendemain :
« La graine qui germe pousse la vie en deux sens contraires ; la plumule gagne en haut et la radicule en bas. Je voudrais être l'insecte qui se loge et vit dans la radicule. Je me placerais à la dernière pointe des racines et je contemplerais l'action puissante des pores qui aspirent la vie ; je regarderais la vie passer du sein de la molécule féconde dans les pores qui, comme autant de bouches, l'éveillent et l'attirent par des appels mélodieux. Je serais témoin de l'amour ineffable avec lequel elle se précipite vers l'être qui l'invoque, et de la joie de l'être. J'assisterais à leurs embrassements. »
Les critiques évoquent souvent, à propos de textes comme ceux-là, la notion de Panthéisme, vaguement réprobatrice, héritière d'une tradition de haine théologienne. Le romantisme sacralise le réel total, y compris les êtres individuels ; mais la réalité cosmique, émanation et incarnation de la divinité, n'épuise pas la divinité, qui demeure en surplus, dans le mystère de son être. Dieu subsiste, au fond de sa distance irréductible, et la conscience en expansion se tient en deçà de la limite extrême où elle s'évanouirait. Guérin écrit :
« J'habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu'au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses intimes demeures, au point de départ de la vie universelle. »
(...)
Marcel Raymond, commentant ces textes, distingue entre l'expérience d'Amiel et celle de Guérin.
« Amiel s'avance plus loin. Cette redescente, qui est aussi bien une remontée, aboutit à une existence antérieure à toute existence, qui s'apparentera selon les uns au nirvana bouddhique et s'identifiera selon les autres au premier mouvement de la Mère éternelle. »
La genèse de l'individu que fut Amiel se fond dans une genèse cosmique, accomplie dans la nuit par l'effet d'une conscience elle-même nocturne. « Le milieu de notre conscience est inconscient, écrit Amiel, comme le noyau du soleil est obscur ». Pas plus que Guérin, pas plus que quiconque, Amiel n'a accès dans le centre noir du soleil. La conscience romantique, fascinée par le pôle négatif de l'existence, est ensemble repoussée par lui. Il ne lui sera pas donné d'entrer de plain-pied dans la demeure de l'incréé ; comme l'insecte attiré par la lampe, elle ne pourra traverser la paroi à laquelle elle ne cesse de se heurter, et qui pourtant la protège contre la destruction totale ou l'inconscience absolue.
Portrait de Henri-Frédéric Amiel (1821-1881)
La dernière limite avant la dissolution dans la nuit du non-savoir est le refuge de l'individualité, son lieu propre. Et sans doute la conscience n'existe-t-elle jamais davantage que dans cet instant décisif où elle paraît sur le point de sombrer dans l'abîme.
Victor Hugo a orchestré, à diverses reprises, ces excursions sur le promontoire du songe (Promontorium somnii) où l'âme humaine subit la fascination du Cosmos dans lequel elle risque de s'engloutir, dans le cratère d'un volcan en ébullition. Hugo a reculé ; parce que, à la différence d'Empédocle, il a résisté à la tentation et pris le chemin du retour, il est resté Victor Hugo, ou plutôt il est devenu Victor Hugo. Le poète, Novalis ou Hölderlin, Coleridge, Nerval ou Nietzsche, est celui qui, au risque de sa raison et parfois de sa vie, s'est aventuré jusqu'aux extrémités, puis a porté témoignage de son aventure.
(...)
La pensée romantique refuse cet étrange séparatisme qui place le lieu de la vérité en dehors de l'humanité, vérité et humanité n'entrant en contact qu'exceptionnellement, par accident ; Descartes doit attendre l'âge de vingt-trois ans pour accéder à la révélation du Cogito : La vérité romantique fait résidence dans le séjour des hommes ; elle se propose comme le sens du monde et le sens de l'homme. Elle ne choisit pas tel ou tel emplacement privilégié, une église ou un poêle bavarois, pour une visitation exceptionnelle ; elle s'annonce en tous temps et en tous lieux du dedans même de la conscience humaine.
(...)
Nous allons à la vérité non pas avec notre esprit seulement, mais avec notre cœur et nos sens, avec nos sentiments et nos passions. La vérité en débat avec l'existence est pour chacun la recherche d'une orientation dans l'incertitude des jours, la recherche d'un équilibre de soi à soi et de soi au monde selon la fidélité aux valeurs en lesquelles nous avons reconnu l'authentique justification de notre vie.
Si la vérité est recherche de la vérité, recherche du sens dans l'authenticité personnelle, les normes et interdits imposés par l'intellect, loin de faciliter cette recherche, lui imposent des entraves ; ils coupent la communication de l'individu avec lui-même. Rejetée cette discipline extrinsèque, toutes les voies de la conscience de soi peuvent être révélatrices du sens. De là, la réhabilitation du sentiment et de la passion, l'immense importance accordée au rêve et à la rêverie, aux aspects nocturnes de la conscience, aux fantasmes et fantasmagories de toutes sortes.
Ces états de détente, profitant de la démission momentanée de l'entendement, laissent remonter en surface le témoignage des profondeurs. Le quadrillage géométrique de l'intellect n'est qu'une superstructure destinée à empêcher que l'esprit puisse prendre conscience de ses racines. L'homo rationalis était un fantôme, une fantasmagorie vide de substance ; l'homo humanus se retrouve d'autant mieux qu'il s'abandonne davantage, relâchant ses contrôles, qu'il se met à l'écoute de lui-même, remontant à ses origines, comme Guérin ou Amiel.
Rêverie et rêve ne sont pas des jeux absurdes et gratuits, variations inconsistantes, suscités par le hasard objectif de la physiologie sous-jacente ou de l'accident extérieur. Ils nous proposent des expériences de l'authenticité humaine, plongées vers le mystère originel, vers le moment où l'homme vient au monde ; dépris de la captivité des choses et des institutions, l'individu devient perméable à l'être qui se prononce au profond de lui."