Albert Samain : le soleil qui se cache
Dernière mise à jour : 18 févr. 2021
"Son charme vient d’une synthèse originale, puisqu’elle appartient encore au Parnasse par son exactitude prosodique, mais aussi au Symbolisme par sa musicalité vaporeuse, par la place éminente faite à la sensation, par sa mélancolie, par ses paysages à la Watteau et ses nocturnes à la Verlaine."
Jacques Charpentreau à propos d'Albert Samain
Commémorations nationales, 2008
"Albert Samain fut tel que je le connaissais, modeste et fier, plus effacé encore dans ce crépuscule. Il ressemblait à du soleil qui se cache."
Francis Jammes
Les caprices du poète, 1923
Albert Samain par Pierre Gandon
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Automne
(Recueil : Le Chariot d'Or, 1900)
Le vent tourbillonnant, qui rabat les volets,
Là-bas tord la forêt comme une chevelure.
Des troncs entrechoqués monte un puissant murmure
Pareil au bruit des mers, rouleuses de galets.
L'Automne qui descend les collines voilées
Fait, sous ses pas profonds, tressaillir notre cœur ;
Et voici que s'afflige avec plus de ferveur
Le tendre désespoir des roses envolées.
Le vol des guêpes d'or qui vibrait sans repos
S'est tu ; le pêne grince à la grille rouillée ;
La tonnelle grelotte et la terre est mouillée,
Et le linge blanc claque, éperdu, dans l'enclos.
Le jardin nu sourit comme une face aimée
Qui vous dit longuement adieu, quand la mort vient ;
Seul, le son d'une enclume ou l'aboiement d'un chien
Monte, mélancolique, à la vitre fermée.
Suscitant des pensers d'immortelle et de buis,
La cloche sonne, grave, au cœur de la paroisse ;
Et la lumière, avec un long frisson d'angoisse,
Ecoute au fond du ciel venir des longues nuits...
Les longues nuits demain remplaceront, lugubres,
Les limpides matins, les matins frais et fous,
Pleins de papillons blancs chavirant dans les choux
Et de voix sonnant clair dans les brises salubres.
Qu'importe, la maison, sans se plaindre de toi,
T'accueille avec son lierre et ses nids d'hirondelle,
Et, fêtant le retour du prodigue près d'elle,
Fait sortir la fumée à longs flots bleus du toit.
Lorsque la vie éclate et ruisselle et flamboie,
Ivre du vin trop fort de la terre, et laissant
Pendre ses cheveux lourds sur la coupe du sang,
L'âme impure est pareille à la fille de joie.
Mais les corbeaux au ciel s'assemblent par milliers,
Et déjà, reniant sa folie orageuse,
L'âme pousse un soupir joyeux de voyageuse
Qui retrouve, en rentrant, ses meubles familiers.
L'étendard de l'été pend noirci sur sa hampe.
Remonte dans ta chambre, accroche ton manteau ;
Et que ton rêve, ainsi qu'une rose dans l'eau,
S'entr'ouvre au doux soleil intime de la lampe.
Dans l'horloge pensive, au timbre avertisseur,
Mystérieusement bat le cœur du Silence.
La Solitude au seuil étend sa vigilance,
Et baise, en se penchant, ton front comme une soeur.
C'est le refuge élu, c'est la bonne demeure,
La cellule aux murs chauds, l'âtre au subtil loisir,
Où s'élabore, ainsi qu'un très rare élixir,
L'essence fine de la vie intérieure.
Là, tu peux déposer le masque et les fardeaux,
Loin de la foule et libre, enfin, des simagrées,
Afin que le parfum des choses préférées
Flotte, seul, pour ton coeur dans les plis des rideaux.
C'est la bonne saison, entre toutes féconde,
D'adorer tes vrais dieux, sans honte, à ta façon,
Et de descendre en toi jusqu'au divin frisson
De te découvrir jeune et vierge comme un monde !
Tout est calme ; le vent pleure au fond du couloir ;
Ton esprit a rompu ses chaînes imbéciles,
Et, nu, penché sur l'eau des heures immobiles,
Se mire au pur cristal de son propre miroir :
Et, près du feu qui meurt, ce sont des Grâces nues,
Des départs de vaisseaux haut voilés dans l'air vif,
L'âpre suc d'un baiser sensuel et pensif,
Et des soleils couchants sur des eaux inconnues.
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Le chariot d'or, Albert Samain ; compositions et gravures de Charles Chessa, 1907
©BNF
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Devant la mer, un soir
(Recueil : Le Chariot d'Or, 1900)
Devant la mer, un soir, un beau soir d'Italie,
Nous rêvions... toi, câline et d'amour amollie,
Tu regardais, bercée au cœur de ton amant,
Le ciel qui s'allumait d'astres splendidement.
Les souffles qui flottaient parlaient de défaillance ;
Là-bas, d'un bal lointain, à travers le silence,
Douces comme un sanglot qu'on exhale à genoux,
Des valses d'Allemagne arrivaient jusqu'à nous.
Incliné sur ton cou, j'aspirais à pleine âme
Ta vie intense et tes secrets parfums de femme,
Et je posais, comme une extase, par instants,
Ma lèvre au ciel voilé de tes yeux palpitants !
Des arbres parfumés encensaient la terrasse,
Et la mer, comme un monstre apaisé par ta grâce,
La mer jusqu'à tes pieds allongeait son velours,
La mer...
... Tu te taisais ; sous tes beaux cheveux lourds
Ta tête à l'abandon, lasse, s'était penchée,
Et l'indéfinissable douceur épanchée
À travers le ciel tiède et le parfum amer
De la grève noyait ton cœur d'une autre mer,
Si bien que, lentement, sur ta main pâle et chaude
Une larme tomba de tes yeux d'émeraude.
Pauvre, comme une enfant tu te mis à pleurer,
Souffrante de n'avoir nul mot à proférer.
Or, dans le même instant, à travers les espaces
Les étoiles tombaient, on eût dit, comme lasses,
Et je sentis mon coeur, tout mon cœur fondre en moi
Devant le ciel mourant qui pleurait comme toi...
C'était devant la mer, un beau soir d'Italie,
Un soir de volupté suprême, où tout s'oublie,
Ô Ange de faiblesse et de mélancolie.
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Silence
(Recueil : Au jardin de l'infante, 1893)
Le silence descend en nous,
Tes yeux mi-voilés sont plus doux ;
Laisse mon cœur sur tes genoux.
Sous ta chevelure épandue
De ta robe un peu descendue
Sort une blanche épaule nue.
La parole a des notes d'or ;
Le silence est plus doux encor,
Quand les cœurs sont pleins jusqu'au bord.
Il est des soirs d'amour subtil,
Des soirs où l'âme, semble-t-il,
Ne tient qu'à peine par un fil...
Il est des heures d'agonie
Où l'on rêve la mort bénie
Au long d'une étreinte infinie.
La lampe douce se consume ;
L'âme des roses nous parfume.
Le Temps bat sa petite enclume.
Oh ! s'en aller sans nul retour,
Oh ! s'en aller avant le jour,
Les mains toutes pleines d'amour !
Oh ! s'en aller sans violence,
S'évanouir sans qu'on y pense
D'une suprême défaillance...
Silence !... Silence !... Silence !...
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Gustave Léonard de Jonghe, Après la promenade (c. 1850)
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Ton souvenir est comme un livre
(Recueil : Au jardin de l'infante, 1893)
Ton Souvenir est comme un livre bien aimé,
Qu'on lit sans cesse, et qui jamais n'est refermé,
Un livre où l'on vit mieux sa vie, et qui vous hante
D'un rêve nostalgique, où l'âme se tourmente.
Je voudrais, convoitant l'impossible en mes vœux,
Enfermer dans un vers l'odeur de tes cheveux ;
Ciseler avec l'art patient des orfèvres
Une phrase infléchie au contour de tes lèvres ;
Emprisonner ce trouble et ces ondes d'émoi
Qu'en tombant de ton âme, un mot propage en moi ;
Dire quelle mer chante en vagues d'élégie
Au golfe de tes seins où je me réfugie ;
Dire, oh surtout ! tes yeux doux et tièdes parfois
Comme une après-midi d'automne dans les bois ;
De l'heure la plus chère enchâsser la relique,
Et, sur le piano, tel soir mélancolique,
Ressusciter l'écho presque religieux
D'un ancien baiser attardé sur tes yeux.
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"Au Poëte Samain. À mon ami Raymond Bonheur"
Portrait de Samain par Eugène Carrière, 19 août 1900
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Vague et noyée
(Recueil : Au jardin de l'infante, 1893)
Sonnet Vague et noyée au fond du brouillard hiémal, Mon âme est un manoir dont les vitres sont closes, Ce soir, l'ennui visqueux suinte au long des choses, Et je titube au mur obscur de l'animal. Ma pensée ivre, avec ses retours obsédants S'affole et tombe ainsi qu'une danseuse soûle ; Et je sens plus amer, à regarder la foule, Le dégoût d'exister qui me remonte aux dents. Un lugubre hibou tournoie en mon front vide ; Mon cœur sous les rameaux d'un silence torpide S'endort comme un marais violâtre et fiévreux. Et toujours, à travers mes yeux, vitres bizarres, Je vois — vers l'Orient étouffant et cuivreux — Des cités d'or nager dans des couchants barbares.
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Élégie à Albert Samain par Francis Jammes (ici, manuscrit de l'élégie : ©BNF)
Publiée dans la revue du Mercure de France en octobre 1927
Reprise dans le recueil "Le Deuil des Primevères" de Jammes sous le titre "Élégie Première"
Élégie Première
(Francis Jammes, 1927)
À ALBERT SAMAIN
Mon cher Samain, c’est à toi que j’écris encore. C’est la première fois que j’envoie à la mort ces lignes que t’apportera, demain, au ciel, quelque vieux serviteur d’un hameau éternel. Souris-moi pour que je ne pleure pas. Dis-moi : « Je ne suis pas si malade que tu le crois. » Ouvre ma porte encore, ami. Passe mon seuil et dis-moi en entrant : « Pourquoi es-tu en deuil ? »
Viens encore. C’est Orthez où tu es. Bonheur est là. Pose donc ton chapeau sur la chaise qui est là. Tu as soif ? Voici de l’eau de puits bleue et du vin. Ma mère va descendre et te dire : « Samain… » et ma chienne appuyer son museau sur ta main. Je parle. Tu souris d’un sérieux sourire. Le temps n’existe pas. Et tu me laisses dire. Le soir vient. Nous marchons dans la lumière jaune qui fait les fins du jour ressembler à l’Automne. Et nous longeons le gave. Une colombe rauque gémit tout doucement dans un peuplier glauque. Je bavarde. Tu souris encore. Bonheur se tait. Voici la route obscure au déclin de L’Été, voici que nous rentrons sur les pauvres pavés, voici l’ombre à genoux près des belles-de-nuit qui ornent les seuils noirs où la fumée bleuit. Ta mort ne change rien. L’ombre que tu aimais, où tu vivais, où tu souffrais, où tu chantais, c’est nous qui la quittons et c’est toi qui la gardes.
Ta lumière naquit de cette obscurité qui nous pousse à genoux par ces beaux soirs d’Été où, flairant Dieu qui passe et fait vivre les blés, sous les liserons noirs aboient les chiens de garde. Je ne regrette pas ta mort. D’autres mettront le laurier qui convient aux rides de ton front. Moi, j’aurais peur de te blesser, te connaissant. Il ne faut pas cacher aux enfants de seize ans qui suivront ton cercueil en pleurant sur ta lyre, la gloire de ceux-là qui meurent le front libre. (suite, non présente sur le manuscrit)
Je ne regrette pas ta mort. Ta vie est là. Comme la voix du vent qui berce les lilas ne meurt point, mais revient après bien des années dans les mêmes lilas qu’on avait cru fanés, tes chants, mon cher Samain, reviendront pour bercer les enfants que déjà mûrissent nos pensées. Sur ta tombe, pareil à quelque pâtre antique dont pleure le troupeau sur la pauvre colline,
je chercherais en vain ce que je peux porter. Le sel serait mangé par l’agneau des ravines et le vin serait bu par ceux qui t’ont pillé. Je songe à toi. Le jour baisse comme ce jour où je te vis dans mon vieux salon de campagne. Je songe à toi. Je songe aux montagnes natales. Je songe à ce Versaille où tu me promenas, où nous disions des vers, tristes et pas à pas. Je songe à ton ami et je songe à ta mère. Je songe à ces moutons qui, au bord du lac bleu, en attendant la mort bêlaient sur leurs clarines. Je songe à toi. Je songe au vide pur des cieux. Je songe à l’eau sans fin, à la clarté des feux. Je songe à la rosée qui brille sur les vignes. Je songe à toi. Je songe à moi. Je songe à Dieu.