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"Le Sens de l'Art", par Okakura Kakuzo

Dernière mise à jour : 24 août 2021





Extrait de :

Okakura Kakuzō

Le Livre du thé (1906)



LE SENS DE L’ART

  


Connaissez-vous le conte taoïste de La Harpe apprivoisée ? Autrefois, en des temps très anciens, se dressait dans les grottes de la Porte du Dragon un arbre kiri, véritable roi de la forêt. Sa cime haut dressée conversait avec les astres, ses racines profondément enfoncées dans le sol mêlaient leurs anneaux de bronze à ceux du dragon d’argent assoupi sous la terre. Un jour, un puissant sorcier transforma cet arbre en une harpe magique, dont l’esprit farouche ne pourrait être apprivoisé que par le plus grand des musiciens. Longtemps durant, cet instrument fit partie du trésor de l’empereur de Chine, mais les tentatives de ceux qui essayèrent d’arracher une mélodie à ses cordes restèrent vaines. En réponse à leurs suprêmes efforts, la harpe ne laissait échapper que d’insensibles notes de dédain, qui s’accordaient bien peu à leurs chants. La harpe refusait de se reconnaître un maître.


Vint P’ei Wou, le prince des harpistes. Sa main caressa tendrement l’instrument, comme l’on cherche à apaiser un cheval rétif, puis toucha doucement les cordes. Il chanta la nature et les saisons, les hautes montagnes et la course des torrents – et tous les souvenirs de l’arbre se réveillèrent ! Le souffle tiède du printemps joua à nouveau parmi ses branches. Les jeunes cascades, dévalant les ravins en dansant, souriaient aux fleurs en bouton. A nouveau l’on entendit les voix rêveuses de l’été – myriades d’insectes, doux battement de la pluie, plainte du coucou. Ecoutez ! Un tigre a rugi et le val lui répond ! C’est l’automne. Dans la nuit déserte, un croissant de lune, tranchant comme une épée, brille sur l’herbe couronnée de givre. Maintenant l’hiver règne, et des nuées de cygnes tourbillonnent dans l’air enneigé, et des grêlons sonores frappent les branches avec une joie sauvage.


Alors P’ei Wou changea de ton et chanta l’amour. La forêt s’inclina comme un jeune berger ardent que ses pensées égarent. Là-haut, comme une vierge hautaine, passa un nuage éclatant, mais dont le sillage laissa sur le sol d’interminables ombres, noires comme le désespoir. Le ton changea à nouveau. P’ei Wou chanta la guerre, les sabres qui s’entrechoquent et les étalons qui piaffent. Et dans la harpe se leva la tempête de la Porte du Dragon ; le dragon chevauchait l’éclair, l’avalanche au bruit de tonnerre courait dans les collines. Le Souverain Céleste, saisi d’extase, demanda à P’ei Wou le secret de sa victoire.


« Sire, répondit-il, les autres ont échoué parce qu’ils ne chantaient qu’eux-mêmes. J’ai laissé la harpe choisir son propre thème, et je ne pourrais dire si la harpe était P’ei Wou ou si P’ei Wou était la harpe. »


Ce conte illustre au mieux le mystère dévolu au sens de l’art. Le chef-d’œuvre est en effet une symphonie qui se joue sur nos sentiments les plus délicats. L’art véritable, c’est P’ei Wou, et nous sommes la harpe de la Porte du Dragon. Sous la caresse magique du beau s’éveillent les cordes secrètes de notre être ; en réponse à son appel, nous vibrons et frémissons. L’esprit parle à l’esprit. Nous écoutons l’indicible, nous contemplons l’invisible. Le maître fait résonner en nous des notes inconnues. Des souvenirs longtemps enfouis reviennent en mémoire, emplis d’un sens nouveau. Des espoirs étouffés par la peur, des désirs lancinants que nous n’osons reconnaître, s’élèvent auréolés d’une gloire nouvelle. Notre esprit est la toile sur laquelle les artistes jettent leurs couleurs ; leurs pigments sont nos émotions, leur clair-obscur est la lumière de nos joies et l’ombre de notre tristesse. Le chef-d’œuvre est en nous, comme nous sommes dans le chef-d’œuvre.


En réalité, la communion des esprits nécessaire à la compréhension de l’art repose sur des concessions mutuelles. Le spectateur doit cultiver une attitude juste pour recevoir le message, tout comme l’artiste doit savoir comment le transmettre. Le maître de thé Kobori Enshû, qui était lui-même daimyô, nous a laissé ces mots mémorables : « Approchez un grand tableau comme vous approcheriez un grand prince. » Pour comprendre un chef-d’œuvre, inclinez-vous bien bas devant lui et guettez, en retenant votre souffle, la moindre de ses paroles. Un éminent critique Song fit un jour cette confession charmante : « Dans ma jeunesse, dit-il, je chantais les louanges du maître dont j’appréciais les tableaux, mais au fur et à mesure que mon jugement mûrissait, je commençai à chanter mes propres louanges – puisque j’aimais ce que les maîtres avaient choisi de me faire aimer. » Il faut certes déplorer que si peu d’entre nous prennent vraiment la peine d’étudier la manière des maîtres. Dans notre ignorance entêtée, nous refusons de leur rendre cette simple politesse, et ainsi nous manquons l’opulent festin de beauté qu’ils offrent à nos yeux. Un maître a toujours quelque chose à donner – et si nous restons affamés, c’est seulement parce que nous manquons de goût.


Si l’on communie avec lui, un chef-d’œuvre devient une réalité vivante vers laquelle on se sent comme attiré par des liens de camaraderie. Les maîtres sont immortels, car leurs amours et leurs peurs vivent en nous à tout jamais. C’est l’âme plutôt que la main, l’homme plutôt que la technique, qui nous fait signe – et plus le signe est humain, plus s’approfondit son écho en nous. C’est par le truchement de cette compréhension intime entre le maître et nous que nous pouvons souffrir et nous réjouir avec les héros et les héroïnes des poèmes ou des romans. Que l’auteur partage son secret avec le public – tel est selon Chikamatsu, le Shakespeare japonais, l’un des principes essentiels de la dramaturgie. Nombre de ses élèves soumirent leurs pièces à son approbation, mais une seule sut le convaincre. Elle rappelait quelque peu la Comédie des erreurs, où l’on voit deux jumeaux victimes d’une méprise.


« Pareille pièce, affirma Chikamatsu, est conforme à l’esprit du théâtre, car elle prend le public en considération ; on permet en effet à celui-ci de savoir quelque chose de plus que les acteurs. Il sait où réside l’erreur, et compatit au malheur des personnages qu’il voit se précipiter en toute innocence vers leur destin. »

Les grands maîtres de l’Orient comme de l’Occident n’ont jamais négligé l’importance de la suggestion en vue de faire partager leur secret au spectateur. Qui peut contempler un chef-d’œuvre sans être effrayé par l’immensité de pensée qu’il offre à nos regards ? Est-il chef-d’œuvre qui ne soit point familier, vibrant de sympathie ? Comme sont insipides, en revanche, les clichés du monde moderne ! Ici, le don chaleureux d’un cœur d’homme ; là, un simple geste formaliste. Absorbé entièrement par sa technique, le moderne s’élève rarement au-dessus de lui-même. Semblable aux musiciens qui invoquaient en vain la harpe de la Porte du Dragon, son chant ne parle que de lui. Si ses œuvres se rapprochent peut-être de la science, elles s’éloignent assurément de l’humanité. Selon un vieux dicton japonais, une femme ne peut s’éprendre d’un homme réellement vaniteux, car il n’existe dans le cœur de ce dernier aucune faille par laquelle l’amour puisse pénétrer. En art, la vanité est tout aussi fatale au sentiment de communion, qu’elle soit le fait de l’artiste ou celui du public.


Est-il chose plus sanctifiante que l’union d’esprits frères par le truchement de l’art ? Au moment de telles rencontres, l’amateur d’art se transcende lui-même. Il est et il n’est pas. Il entrevoit l’infini, mais les mots ne suffisent plus à exprimer sa joie, car l’œil n’a point de langue. Libéré des entraves de la matière, son esprit se meut dans le rythme des choses. C’est ainsi que l’art s’apparente à la religion et ennoblit l’humanité ; c’est ainsi qu’un chef-d’œuvre accède au sacré. Dans les temps anciens, les Japonais montraient une vénération des plus extrêmes pour les œuvres des grands artistes. Les maîtres de thé conservaient leurs trésors avec une discrétion toute religieuse, et il fallait souvent ouvrir nombre de boîtes encastrées les unes dans les autres avant de découvrir la relique elle-même : l’enveloppe de soie dans les délicats plis de laquelle reposait le saint des saints. L’objet était rarement montré, et aux seuls initiés.


A l’époque où la voie du thé atteignait son apogée, les généraux du Taikô préféraient recevoir, en récompense de leurs conquêtes, quelque précieuse œuvre d’art plutôt qu’un vaste territoire. Ainsi, plusieurs de nos pièces favorites ont pour sujet la perte et le recouvrement d’un chef-d’œuvre. Dans l’une d’elles, un incendie se déclare au palais du seigneur Hosokawa – où est conservé le célèbre portrait de Daruma dû à Sesson – à cause de la négligence du samouraï préposé à sa garde. Résolu à sauver le rouleau peint, ce dernier se précipite dans le palais en feu et se saisit du kakémono. Mais toutes les issues sont obstruées par les flammes. Ne songeant qu’à sauver le portrait, le samouraï s’ouvre le ventre avec son épée, enroule une de ses manches déchirées autour du Sesson, et glisse le rouleau dans la blessure béante. Quand le feu s’éteint enfin, on découvre, dans les décombres encore fumants, un cadavre à demi consumé, à l’intérieur duquel repose le trésor ainsi protégé des flammes. Si tragique que soit cette histoire, elle illustre, en même temps que le dévouement d’un samouraï fidèle, le prix que nous attachons à un chef-d’œuvre.


L’art n’a de valeur – ne l’oublions pas – que dans la mesure où il nous parle. Il peut devenir langue universelle si nous apprenons à conjuguer la sympathie sur le mode de l’universel. Notre nature limitée, le poids des traditions et des conventions, sans oublier nos instincts héréditaires, restreignent notre capacité de jouissance artistique. Notre individualité même établit, en quelque manière, une borne à notre compréhension ; et notre personnalité esthétique cherche ses propres affinités dans les œuvres du passé. Si nous le cultivons, il est vrai, notre sens de l’art s’élargit, et nous sommes alors capables d’apprécier certaines formes de beauté auxquelles nous étions jusque-là insensibles. Mais, en réalité, nous ne voyons que notre propre image dans l’univers – et les particularités de notre tempérament gouvernent notre mode de perception. Ainsi les maîtres de thé ne collectionnaient que des objets s’accordant strictement avec leur goût personnel.


On se souviendra ici de certaine anecdote relative à Kobori Enshû. Les disciples d’Enshû ne manquaient jamais de le complimenter pour le goût admirable dont il avait fait preuve dans le choix des pièces de sa collection :


« Chaque pièce est telle, disaient-ils, que nul ne peut s’empêcher de l’admirer. Ce qui démontre que vous avez meilleur goût encore que Rikyû, puisque seul un initié sur mille était à même d’apprécier sa collection. »


A quoi Enshû répondait tristement :


« Voilà bien la preuve de ma vulgarité. Le grand Rikyû avait le courage de n’aimer que les objets qui l’attiraient personnellement, au lieu que je me range inconsciemment au goût du plus grand nombre. Assurément, il n’est qu’un Rikyû entre mille parmi les maîtres de thé. »


Aujourd’hui, chose combien regrettable, la plus grande part de notre enthousiasme apparent pour l’art ne repose sur aucun sentiment réel. En une époque démocratique comme la nôtre, les hommes réclament à cor et à cri – et sans même tenir compte de leurs propres sentiments – ce que la majorité considère comme le meilleur. Ils délaissent le raffiné pour le coûteux, et la beauté pour la mode. La contemplation de magazines illustrés, digne produit de leur industrialisme, fournit aux masses une nourriture artistique autrement plus digeste que les Primitifs italiens ou les maîtres de l’époque Ashikaga, qu’elles prétendent pourtant admirer. Le nom de l’artiste est plus important à leurs yeux que la qualité de l’œuvre. Comme s’en plaignait déjà un critique chinois il y a quelques siècles : « Les gens critiquent la peinture avec leurs oreilles. » Cet authentique manque de goût est à l’origine des horreurs pseudo-classiques qui nous accueillent aujourd’hui, où que nous allions.


Une autre erreur non moins répandue consiste à confondre l’art avec l’archéologie. La vénération à l’égard de l’Antiquité est l’un des plus nobles traits de la nature humaine, et nous souhaiterions même qu’il fût cultivé davantage. Aux anciens maîtres revient à juste titre l’honneur d’avoir ouvert la voie à un éveil futur. Le simple fait qu’ils aient pu traverser intacts des siècles de critique et qu’ils soient parvenus jusqu’à nous encore couverts de gloire suffit à commander notre respect. Mais, en vérité, nous serions des sots si nous mesurions leur degré d’accomplissement d’après leur seul âge. Pourtant, nous laissons à nos sympathies historiques le pas sur notre jugement esthétique. Et ce n’est que lorsqu’il gît tranquillement dans la tombe que nous offrons à un artiste les fleurs de notre approbation. Le XIXe siècle, qui a vu germer la théorie de l’évolution, a du reste créé en nous l’habitude de perdre de vue l’individu au profit de l’espèce. Un collectionneur s’attache surtout à acquérir des spécimens représentatifs d’une période ou d’une école, oubliant qu’un seul chef-d’œuvre peut nous éclairer davantage que nombre de productions médiocres d’une période ou d’une école donnée. Nous classifions trop, nous ne jouissons pas assez. Le fait d’avoir privilégié les méthodes d’exposition prétendument scientifiques aux dépens du sens esthétique a causé la ruine de bien des musées.


Les droits de l’art contemporain ne sauraient être ignorés – et ce dans toutes les dimensions vivantes de l’existence. L’art d’aujourd’hui est celui qui nous appartient réellement : il est notre propre reflet. Le condamner, c’est nous condamner nous-mêmes. Notre époque n’a plus d’art, disons-nous – à qui la faute ? C’est à l’évidence une honte que, en dépit de toutes nos rhapsodies en l’honneur des anciens, nous soyons si peu attentifs à nos propres possibilités. Pourtant, il est des artistes qui luttent, des âmes épuisées qui languissent dans l’ombre d’un froid dédain ! Que peut offrir ce siècle égocentrique à leur inspiration ? Le passé contemplerait sans doute avec pitié la pauvreté de notre civilisation : l’avenir rira de la stérilité propre à notre art. Nous sommes en train de détruire l’art en détruisant le beau au cœur de la vie. Viendra-t-il, le haut magicien qui saura tailler dans le tronc de notre société une harpe puissante dont les cordes résonneront de l’écho du génie ?



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